Échelles d’(in)finitude / Scaled (In)finitude
L’actualité ne cesse d’offrir de nouvelles scènes du réchauffement climatique et de ses paradoxes. En juin 2023, lors de la conférence éponyme à ce dossier dirigé par Pierre Schwarzer et Marcus Quent, la ville de New York était recouverte par la fumée des forêts canadiennes en flammes, donnant une lueur dystopique aux gratte-ciel se fondant dans le brouillard, avec la pire qualité de l’air au monde, avant que le vent n’emporte les particules fines, deux jours après, dans l’océan. Ironiquement, les forêts qui ont brûlé dans le nord du Québec étaient des monocultures destinées à compenser les émissions de carbone des entreprises. Ce fait divers n’est qu’un des événements nombreux dont la fréquence croissante souligne à quel point la question de l’écologie est devenue centrale à notre époque. Le fait qu’il s’agissait d’une ville-monde extraordinairement intégrée dans les réseaux mondiaux et les hégémonies d’aujourd’hui conférait à cet événement un caractère d’actualité mondiale. Ailleurs, à Djakarta, Alger ou Lagos, les sécheresses, les canicules, la montée des eaux, les incendies et les tempêtes n’ont désormais rien d’inhabituel.
Au quotidien, la question écologique surgit le plus souvent à l’occasion d’événements climatiques extrêmes, et au sein d’un discours sur le réchauffement climatique. La Terre, en tant que système qui impacte nos vies et objet d’étude, est devenue une préoccupation pratiquement incontournable de notre époque, tant l’activité humaine a démontré son rôle systémique dans ces transformations récentes et en cours. En même temps, cette double émergence de la Terre a mis en lumière deux dimensions distinctes de la finitude, celle de la modernité en tant que projet, et celle de l’espèce humaine en tant que telle à travers la figure de l’écocide. La modernité, en tant que compréhension linéaire du progrès et que récit de développement industriel, se trouve confrontée à sa violence écologique structurelle. Son symptôme, le sujet « autonome » et auto-producteur, s’y trouve confronté à ses conséquences et à ses coûts. L’écocide, en tant qu’image de la rupture, de l’effondrement et de la perte, est devenu l’universel négatif du présent.
Les sciences humaines, s’appuyant sur les sciences naturelles, ont réagi à ce problème par une pensée de l’environnement en tant que milieu, par un renouvellement des philosophies de la nature et une réflexion sur la transformation du rôle de l’infrastructure. Les refontes de concepts et de politiques ont foisonné, tout comme les nouvelles théories des systèmes climatiques planétaires, l’extractivisme, la notion de milieux écologiques, ainsi que d’autres recherches portant sur les effets de l’Anthropocène. Ces convergences ont souvent été productives. Néanmoins, elles ont involontairement mis en évidence les problèmes de traduction entre une compréhension planétaire de la transformation écologique et son expérience vécue.
Malgré son utilisation comme ultimatum prophétique, l’écocide ne se manifeste jamais en tant que tel. Nous ressentons l’impact du changement climatique sur nos modes de vie, nous en éprouvons les effets avec des catastrophes particulières – mais le changement climatique dans son ensemble ou encore l’extinction de toute vie en tant que telle restent exclus de l’expérience. La fin de l’espèce reste une expérience disjointe pour les sujets pris dans le flot de la modernité.
Au-delà de sa totalité absente, la question écologique ou planétaire confronte notre savoir à des variables apparemment infinies et à la difficulté de délimiter des objets qui dépassent parfois toute échelle. Les vocabulaires critiques sont désormais symptomatiquement incompatibles. Les méthodes et les diagnostics luttent dans une concurrence déchainée. Dans ces conflits, le concept d’échelle est devenu un médiateur implicite de l’expérience et de l’action. Si l’échelle décide de la limite de ses objets, le tournant écologique nous présente non seulement de nouveaux objets, mais aussi des liens qui restaient invisibles avant son avènement.
La triple intervention de l’échelle
La conférence scaled (in)finitude – Problems of the Ecological Turn, qui s’est tenue sur le campus de NYU Paris en juin 2023, a cherché à aborder ces problèmes qui se retrouvent dans le concept d’échelle. Le point de départ de notre discussion fut l’observation que de nombreux différends dans le discours écologique actuel sont liés à des aspects de l’échelle sans parvenir à rendre compte des tensions et des contradictions qu’implique cette notion. À chaque fois que nous tentons de définir l’objet du changement écologique, de parvenir à une unité de signification, à chaque fois que nous nous demandons à qui ou à quoi le changement écologique s’adresse, nous nous trouvons déjà au sein d’une échelle ou même de plusieurs. Sous-jacente à l’observation, l’échelle fonctionne comme l’intermédiaire implicite de l’expérience et de l’action. Si l’écologie pose un problème de traduction, réémergeant dans d’autres discours, dans d’autres régimes, c’est son échelle qui détermine comment délimiter ses objets – et leur existence même, en nous invitant à retravailler notre compréhension des processus, des relations et des organismes.
L’échelle intervient dans la question écologique selon trois registres imbriqués, mais analytiquement distincts : le temps, l’espace et la technique. Elle apparaît d’abord au niveau de la temporalité. Le tournant écologique met face à face au moins deux historicités disjointes, celle de l’Humain et celle de la planète. Ces temporalités et historiographies s’entrechoquent dans les fissures du récit des modernes. Ces perspectives différentes entrent en conflit, ce qui se traduit notamment par une indétermination quant au caractère de notre époque, comme le montrent des concepts concurrents tels que l’Anthropocène et le Capitalocène. La temporalité de la finitude humaine fait la rencontre d’une temporalité planétaire, soi-disant au-delà de l’histoire, à travers la figure d’un écocide qui ne connaît pas d’événement. Sur le plan temporel, le problème de l’échelle soulève de nombreuses questions. Comment traduire les historicités humaines et planétaires l’une dans l’autre sans provoquer une perte d’échelle ? Qu’est-ce qui constitue une action, un événement, et un collectif dans la temporalité multiple du planétaire ? Comment pouvons-nous retracer l’histoire de la planète, à la fois d’un point de vue disciplinaire, mais aussi en tant que résultat de nos actions futures intentionnelles ?
Dans un deuxième temps, l’échelle affecte l’espace. Les débats sur l’écologie partent souvent du principe que les processus planétaires et les spécificités locales se rencontrent sans former un tout unifié. Si la logique de la modernité est celle de l’universel, liée à une logique de l’identité et de la différence, celle du planétaire est une logique qui distingue la partie du tout. Cette logique de la distinction s’oppose à l’unité géographique de l’action politique héritée de la modernité, à savoir celle du territoire, fondée sur la logique de l’universel. Au bout de cette rencontre se trouve ainsi un organisme à la fois dispersé et total, de telle sorte que le caractère dynamique et processuel de son émergence, qui constitue précisément le lieu du politique, semble hors d’atteinte. À l’heure des universaux brisés, quelle serait l’unité « géopolitique » du planétaire ?
Enfin, l’échelle implique une dimension technique. La fin de la mondialisation unilatérale marque un retour de la géopolitique dans le cadre d’une accélération technologique renouvelée, de sorte que la question de l’écologie ne peut plus être confinée au champ étroit de ce qui était jadis considéré comme naturel. Les outils et les techniques, en tant qu’acteurs et systèmes de plus en plus centrés sur l’information, à partir desquels le concept d’humain a été jusqu’à présent sculpté, rencontrent les acteurs non humains de la tempête, du tonnerre et de la sécheresse. Pareillement, l’écologie elle-même se sert de modèles, d’images et de figures. En tant que tentative de repenser l’échelle du problème du changement climatique, elle est inévitablement technique et rhétorique. Elle court donc le risque de l’arbitraire, alors qu’elle s’appuie sur la facticité des phénomènes et leur agrégation. Comment repenser les techniques, les sciences et les économies politiques sans se contenter de pointer les lacunes de chacun de ces mediums au prisme d’un autre ? Sur quelles interrelations épistémiques ces systèmes se sont-ils appuyés dans la modernité, et comment les reconfigurer ?
Ce triple problème de mise à l’échelle indique que le discours écologique nécessite une transformation ou reconfiguration de nos épistémès. Autant il nous décentre, autant sa politisation exige une enquête épistémique, un nouvel alphabet. Quelles sont les conditions épistémologiques d’une écologie politisée ? Comment peut-on sortir de la concurrence souvent symptomatique des cadres critiques et construire de nouveaux liens ? Que devons-nous faire de la nouvelle eschatologie du désastre ? Ce dossier, qui vient s’ajouter à un canon en cours de constitution d’un tournant écologique critique, en y ajoutant des références à la fois revivifiées et nouvelles, cherche à donner un aperçu des tensions à l’œuvre dans ce domaine. Bien que ses contributions prennent parfois des directions différentes, voire opposées, elles cherchent toutes à réfléchir à la rhétorique de l’écologie en tant que support, agent de frontière et cartographie politique. À l’échelle de la finitude – à l’échelle de l’infini.
Qui ou quoi est l’anthropos de l’Anthropocène ?
L’anthropos de l’Anthropocène est-il un qui (un agent responsable) ou un quoi (un objet géologique) ? Catherine Malabou dissèque ici la critique heideggérienne de la réduction de l’humain à un « quoi » par la métaphysique occidentale, la déconstruction derridienne du glissement réversible entre le « qui » et le « quoi », ainsi que les fameuses thèses de Chakrabarty qui font de l’humanité une force géologique impersonnelle. Alors que la distinction entre agent et objet s’effondre, elle se tourne vers Bateson et Guattari pour articuler écologie mentale et écologie environnementale et penser ainsi la possibilité d’une responsabilité infinie face à l’urgence climatique.
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Les paradoxes de l’anthropocentrisme
Alors que le concept de l’Anthropocène souligne l’impact profond de l’humanité sur les systèmes terrestres, une question essentielle se pose : pouvons-nous échapper à la pensée centrée sur l’être humain qui a alimenté cette crise ? Zoltán Boldiszár Simon analyse les paradoxes qui lient l’anthropocentrisme à l’Anthropocène, et révèle comment les efforts déployés pour lutter contre l’effondrement écologique perpétuent souvent la logique même qu’ils visent à démanteler. Sommes-nous pris au piège de nos propres contradictions ?
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L’écologique de l’Histoire
Et si l’histoire de l’humanité reposait sur l’avoir, et non pas simplement sur l’être ? C’est ce qu’affirme Valentin Husson en remontant aux racines grecques de notre vocabulaire et en inscrivant la crise écologique actuelle dans une vaste histoire des idées. Au-delà du « voile » de la modernité, qui a transformé la nature en une ressource privatisée, il s’agit de repenser l’appropriation : non comme une possession prédatrice, mais comme une coexistence éthique. De Heidegger aux batailles juridiques accordant aux rivières le statut de personne, Valentin Husson repense l’« avoir » comme une manière de s’harmoniser avec le kosmos de la Terre.
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Une planète, mais pas seulement – l’ontologie comme engagement
L’Anthropocène exige de repenser la Terre comme une entité dynamique et contestée. La contribution d’Alyne Costa explore les tensions entre l’effondrement écologique mondial – un « universel négatif » – et l’impératif d’honorer les diverses ontologies des peuples extra modernes. À travers une analyse des tensions contemporaines entre universalisme et ontologies multiples, cet article invite à repenser les fondements politiques, scientifiques et éthiques de notre époque – avant que les fractures de l’Anthropocène ne deviennent irréversibles.
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Du bon infini
Alexander Galloway développe une critique stimulante d’un discours écologique obsédé par la finitude, en diagnostiquant les distorsions idéologiques à l’œuvre lorsque l’humanité se replace au centre du jeu au moment même où elle cause sa propre destruction. Contre le fatalisme nihiliste (qui nous invite à « vivre avec » l’effondrement climatique), Galloway ressuscite le « bon infini » de la philosophie contemporaine dans le but de réinternaliser la crise comme une occasion d’agir politiquement. Pourrons-nous troquer l’orgueil égocentré pour un amor fati révolutionnaire, afin de transformer le déterminisme climatique en une action politique qui mette fin au capitalisme ? Un appel audacieux à nous ressaisir de l’infini pour lutter contre l’apathie.
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Invasions du passé. D’une crise d’échelles
Et si la crise climatique n’était pas seulement une crise du système-Terre, mais aussi une crise des temporalités historiques ? En croisant Dipesh Chakrabarty et Andreas Malm, Pierre Schwarzer retrace les effets de la collision entre le temps de la planète et celui du capital. À travers une relecture critique de l’histoire énergétique, il déconstruit l’illusion d’une « humanité » monolithique, qui masque les inégalités économiques et les rapports de pouvoir sous-jacents. Il nous invite à repenser le concept d’anthropocène et à repolitiser ces temporalités éco-socio-historiques pour rejeter la fatalité – bref, à rouvrir cette histoire enchevêtrée pour mieux la transformer.
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Récits plus qu’humains : comment la narration, en partant d’en bas, interroge les échelles historiques de la crise écologique
Comment traverser la collision des temps humains, géologiques et capitalistes dans l’Anthropocène ? À travers une enquête de terrain sur les sanatoriums de Tskaltubo, en Géorgie, l’autrice aborde l’architecture en décomposition comme une archive vivante : des communautés déplacées, une flore envahissante et une négligence capitaliste s’entremêlent à toutes les échelles. En fabulant avec les ruines et les plantes, le texte propose des récits qui résistent aux histoires monolithiques. Les histoires fragmentées et situées peuvent-elles guérir notre imagination temporelle fracturée ?
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Les trois écos : écosophie, écopoïèse et écocide
Emily Apter explore comment repenser l’écologie entre art, éthique et politique. De l’« écosophie » de Guattari à l’« écopoïèse », elle interroge la capacité du langage et de l’art à traduire l’effondrement écologique, et à en déjouer les récits dominants pour résister à la catastrophe planétaire.
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Au-delà de toute échelle : auto-extinction et réalisation de la raison
Face à des menaces d’une ampleur inédite, telles que la bombe atomique ou la catastrophe climatique, notre capacité à comprendre et à agir est mise à rude épreuve : nous oscillons entre le sentiment d’une mobilisation urgente et la paralysie totale. Ces dangers transforment notre rapport au temps et à l’humanité, mettant en crise l’idée même d’un sujet collectif capable d’agir. Comment, dès lors, repenser la mesure et le fondement de l’action politique ? Inspiré par Günther Anders, Marcus Quent décrypte ici l’épuisement de la pensée critique face aux catastrophes modernes.
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Gagner du temps face à l’imminence de la catastrophe
Alexander García Düttmann affirme qu’une crise mondiale – l’anéantissement nucléaire, l’effondrement écologique – ne peut être résolue par des tractations réformistes. S’inspirant de l’essai de Maurice Blanchot « L’apocalypse déçoit », il présente la catastrophe comme une ouverture paradoxale : tout en signalant l’autodestruction potentielle de l’humanité, elle oblige à prendre conscience des échecs du système, poussant ainsi vers une rupture révolutionnaire. Et si, pour retarder le désastre et poser les frêles fondements d’une réinvention collective, il fallait faire de l’ambivalence une arme, « comme si l’on n’avait rien à perdre, ou comme si tout était déjà perdu » ?
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