Au-delà de toute échelle : auto-extinction et réalisation de la raison

Face à des menaces d’une ampleur inédite, telles que la bombe atomique ou la catastrophe climatique, notre capacité à comprendre et à agir est mise à rude épreuve : nous oscillons entre le sentiment d’une mobilisation urgente et la paralysie totale. Ces dangers transforment notre rapport au temps et à l’humanité, mettant en crise l’idée même d’un sujet collectif capable d’agir. Comment, dès lors, repenser la mesure et le fondement de l’action politique ? Inspiré par Günther Anders, Marcus Quent décrypte ici l’épuisement de la pensée critique face aux catastrophes modernes.

Une menace qui dépasse toute échelle est ambiguë dans les affects qu’elle suscite, d’un extrême à l’autre. D’une part, elle a un énorme potentiel pour nous mobiliser, nous remuer – lorsque rien n’est plus sûr et tout en jeu, nous devons agir immédiatement. D’autre part, en dépassant toute échelle, elle tend justement à nous endormir, à nous paralyser, à nous laisser immobiles. Car face à une telle menace, nous nous sentons non seulement incapables de la conjurer, mais aussi tout simplement de la rendre intelligible ; il semble impossible de la concevoir véritablement. La démesure d’une menace peut ainsi avoir un effet banalisant qui est fatal, comme le soulignait déjà Günther Anders face à la bombe atomique dans les années 1950 : elle dépasse les « limites » [Leistungsgrenzen] des facultés humaines, révélant un « décalage » [Gefälle] entre elles, les facultés d’imagination et de cognition étant en discordance avec la faculté de productionGünther Anders, Die Antiquiertheit des Menschen : Band 1 – Über die Seele im Zeitalter der zweiten industriellen Revolution, Munich : C. H. Beck, 2018, 296. (Günther Anders, L’obsolescence de l’homme : Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Traduit par Christophe David, Paris : Editions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2002, 297).. Ainsi, Anders semble suggérer qu’une menace peut engendrer son propre travestissement, provoquant un « aveuglement » spécifique chez ceux qui en sont affectés. Nous pourrions le suivre ici et affirmer qu’une menace hors d’échelle semble toujours être, pour ainsi dire, à la fois au-dessus et en-dessous du seuil de nos facultés ; « supraliminale » et « subliminale ». Il semble donc que l’on ne puisse s’y référer que par l’exagération ou l’euphémisation, sans jamais pouvoir y faire face de manière appropriée, c’est-à-dire avec un soi-disant sens des proportions exactes. En d’autres termes, une menace qui dépasse toute échelle, dont la portée est illimitée ou démesurée, défie notre faculté de compréhension, qui doit inévitablement la normaliser pour la rendre accessible à la raison.

Toutefois, non seulement cela soulève un problème épistémologique, mais surtout, c’est un défi pour la sphère sociale de l’action. L’action politique qui part d’une menace au-delà de toute échelle, se rapportant à l’incommensurable, tend ainsi à se transformer elle-même en quelque chose d’incommensurable. Comme le montre la politique au quotidien, l’action politique sans mesure oscille en permanence entre l’hyperpolitisation et la dépolitisation. Elle se soucie d’une menace exceptionnelle qui introduit un état d’exception. Or en même temps, elle tend à réintégrer et à normaliser l’exceptionnel en cherchant à le comprendre – et, plus encore, comme l’affirment certains, elle tend à normaliser l’état d’exception lui-même. Par conséquent, la politique liée à une menace qui dépasse toute échelle se situe toujours à la frontière de la dissolution de la politique. Dès lors, nous pourrions nous demander : sommes-nous obligés d’appliquer à nouveau la bonne échelle à la politique, de définir sa juste mesure, pour ainsi dire, au-delà de la démesure de la menace ? Ou faudrait-il plutôt un nouveau fondement de la politique, une politique qui dépasserait la perspective de l’échelle elle-même?

L’idée du tout – face à son extinction

La menace nucléaire et la transformation écologique, la bombe atomique et la catastrophe climatique, sont les deux dangers exemplaires et apparemment incommensurables de notre présent historique. Ils induisent un présent en péril qui, paradoxalement, apparaît comme une période qui pourrait ne jamais toucher à sa fin. Puisque nous sommes menacés d’une fin potentielle absolue, « notre » présent devient en même temps un présent sans fin. Le temps y est menacé d’abolition sans que la menace elle-même puisse s’achever ou disparaître dans le temps. Ainsi, tant que l’imminence de la menace n’a pas mis fin au temps en tant que tel, le présent se prolonge, il devient potentiellement sans fin – et perd, par conséquent, précisément son statut de présent. En ce sens, le présent en danger implique avant tout une crise de l’historicité et de la temporalité ; il n’introduit pas seulement une nouvelle période, mais modifie le temps lui-même.

En tant que menaces qui semblent dépasser toute échelle, la bombe atomique et la catastrophe climatique sont souvent considérées comme des événements quasi-apocalyptiques de l’(auto-) extinction de l’humanité. Que nous trouvions cohérent de les concevoir en tant que scénarios sécularisés d’une fin des temps et, par conséquent, de réfléchir au « présentisme apocalyptiqueDans sa dernière étude sur la généalogie des temporalités occidentales, François Hartog distingue le « présentisme apocalyptique », qui fait partie du régime chrétien pré-moderne d’historicité, du « présentisme contemporain » post-moderne, qui évolue depuis les années 1970. Dans le « présentisme contemporain », les scénarios apocalyptiques peuvent, dans un certain sens, être réactivés, mais ce présentisme n’implique pas, comme l’affirme Hartog, un maintenant accompli ; il ne sert pas à créer un temps intermédiaire. Cf. François Hartog, Chronos : L’Occident aux prises avec le Temps, Paris : Gallimard, 2020, 291-294. » qu’ils introduisent, les deux événements diffèrent également de manière significative. L’un fait référence à une incision ponctuelle censée provoquer la fin absolue, alors que l’autre apparaît comme une série de processus qui s’accumulent sur une longue période. Et si l’un peut être rattaché à une action initiatrice – l’image fantasmatique d’un bouton rouge sur lequel on appuye – l’autre apparaît plutôt comme une séquence disparate d’une multiplicité d’actions et d’habitudes, qui ne peut être identifiée comme une structure qu’à travers l’application d’outils techniques, la collecte de données et leur analyse scientifique. Mais ce contraste marqué entre les deux événements pourrait en même temps être trompeur. Après tout, l’incision ponctuelle de la bombe s’étend en se référant à une longue préhistoire de la technologie qui en est la condition, tandis que le déroulement dans le temps des changements écologiques, comme nous le savons maintenant, s’accompagne de « points de basculement » de type événementiel qui peuvent rapprocher ces changements de l’impact de la bombe. Les processus qui s’étendent sur des décennies, des siècles, des changements prolongés et graduels, peuvent ainsi acquérir un élément de soudaineté auparavant associé à l’avènement de la bombe : des tournures imprévisibles qui semblent révéler l’ensemble de nos comportements et habitudes accumulés. 

Malgré ces différences (et, encore une fois, les similitudes dans ces différences), deux aspects de l’incommensurable semblent relier plus directement les deux horizons événementiels. Et il n’est pas surprenant que ces deux aspects, ayant influencé le discours théorique sur la menace nucléaire, reviennent également aujourd’hui dans les discussions liées aux défis écologiques de notre époque ainsi que dans les débats théoriques sur le concept de l’ « Anthropocène ». Le premier aspect est lié à une transgression de l’histoire humaine, remise en question par un horizon temporel caractérisé comme « historiquement supraliminaire ». Le second aspect concerne l’idée d’un sujet collectif et la relation à l’humanité dans son ensemble, ce qui implique le problème de la relation entre la division et l’unification.

Concentrons-nous pour l’instant sur ce second aspect et, pour ce faire, revenons un instant à Günther Anders. Selon lui, la bombe atomique larguée sur Hiroshima en 1945 a provoqué un changement dans la nature humaine : une « métamorphose métaphysiqueGünther Anders, « Die Frist », [1960], in Die atomare Drohung : Radikale Überlegungen zum atomaren Zeitalter, Munich : C. H. Beck, 1981, 170-221 : 177. ». Selon lui, cet événement a remplacé la phrase « Tous les hommes sont mortels » par la phrase « L’humanité dans sa totalité peut être tuée »Günther Anders, Die Antiquiertheit des Menschen, 270. Le traducteur français opte pour une expression plus courante et écrit « L’humanité dans sa totalité peut être tuée », tandis qu’Anders utilise dans l’original allemand l’adjectif inhabituel « tötbar », comme pour souligner la nouveauté de cette caractéristique, que l’on pourrait traduire littéralement en français par « tuable ».. En d’autres termes, à la nouvelle lumière de la bombe atomique, ce ne sont pas seulement les membres individuels de l’espèce qui sont mortels, mais bien l’espèce elle-même qui est devenue « tuable » [tötbar]. Avec la menace nucléaire, l’humanité prend donc une existence finie en tant qu’espèce elle-même. La perspective d’une guerre nucléaire a donc un effet unificateur, mais seulement de manière négative. D’une part, en tant qu’espèce « tuable », l’humanité devient, dans un certain sens, unifiée. Mais d’un autre côté, l’humanité, sous cette forme négative, n’apparaît que comme un sujet collectif potentiel, puisque la menace n’a pas effacé les divisions sociales. Le point décisif est que, face à son anéantissement potentiel, ce que l’on pourrait appeler, avec Marx, sa réalisation en tant qu’ « être générique » [Gattungswesen] reste finalement à accomplir. C’est pourquoi Anders rejette toute forme de généralisation qui présuppose une subjectivité collective capable d’agir – comme elle apparaît, par exemple, dans des figures de style telles que le « suicide de l’humanité ». Contre ce faux singulier collectif, qui présuppose l’humanité comme unité existante, il met l’accent sur sa fêlure interne : sa division en auteurs et victimes. Même si la frontière entre ces deux camps est, comme il le dit, « ambiguë » dans la menace nucléaire, supprimer cette division reste « inadmissibleGünther Anders, « Die Frist », 180. ». 

Indépendamment de la structure temporelle différente des deux menaces, cet aspect surgit de nouveau dans le débat sur l’Anthropocène : ce qui réapparaît, c’est à la fois la référence critique à l’humanité en tant que tout ou en tant qu’agent collectif potentiel et, en même temps, la critique d’un sujet collectif présupposé qui s’avère divisé ou qui doit être différencié. Mais ce retour n’est pas une simple répétition. Loin de là : quelque chose a fondamentalement changé dans la relation d’unification et de division de ce même ensemble. En définitive, c’est le rôle de l’humanité en tant qu’élément idéal qui affronte la menace et transcende la réalité avec ses fractures et ses divisions. Ce qui est en jeu, c’est précisément l’humanité en tant qu’idée

Si l’on considère quelques-unes des voix philosophiques importantes présentes dans les années 1950 et 1960 qui se sont référées à la menace nucléaire – Karl Jaspers et Günther Anders, par exemple, mais aussi Theodor W. Adorno et Maurice Blanchot, un aspect est particulièrement frappant. Dans leurs contributions, ils ont envisagé la réalisation de l’idée de l’humanité précisément face à son anéantissement potentiel. Ou, plus loin encore, ils se sont référés à l’anéantissement potentiel de l’humanité précisément en tant que support ou média possible de sa réalisation. Bien qu’avec des accents différents, dans leurs conceptualisations, la perspective de la catastrophe et la perspective de l’humanité sont entrelacées. Plus encore, la perspective catastrophique est la perspective de la réalisation de l’humanité. Avec la menace nucléaire, l’ensemble de l’humanité est en jeu, bien que cette unité ne soit elle-même pas encore réalisée, mais censée devenir concevable, réalisable et concrétisable précisément grâce à cette menace. Ainsi, nous pouvons affirmer que l’apocalypse nucléaire a été conceptualisée comme l’apocalypse de la raison.

Le progrès, comme le dit Adorno dans une conférence de 1962, serait d’abord la création d’une humanité « dont la perspective s’ouvre face à l’extinctionTheodor W. Adorno, « Fortschritt », [1962], dans Gesammelte Schriften, Vol. 10.2, Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 1977, 617-638 : 619. (Traduction anglaise : Theodor W. Adorno, « Progress », in Critical Models : Interventions and Catchwords, traduit par Henry W. Pickford, New York : Columbia University Press, 1998, 143-160 : 145). ». C’est précisément parce que le temps historique est devenu une échéance ultime que l’humanité peut, comme le formule Blanchot, de manière similaire, dans son essai « L’apocalypse déçoit », « se voir éveillée à l’idée du tout » en « lui donnant forme »Maurice Blanchot, « L’apocalypse décoit », [1964], dans L’Amitié, Paris : Gallimard, 1971, 118-127 : 126.. La menace nucléaire permet donc et exige en même temps que la raison « s’éveille » et se réalise. L’argument est le suivant : au moment même où les hommes acquièrent les moyens techniques de leur anéantissement total, leur totalité leur est présentée – sous forme négative. En regardant de plus près les œuvres individuelles, on pourrait découvrir dans chaque cas que l’anticipation d’un « réveil » chez Blanchot, d’une « résolution » [Entschluß] chez Anders, ou d’une « conversion » [Umkehr] chez Jaspers, sont chacune une tentative de penser l’unification de l’humanité comme réalisation de la raison par le biais d’une négativité absolue. Ainsi, la bombe atomique, contre-image ultime de la raison, se transforme – désespérément, diront certains – en un pari de la pensée sur sa réalisation dialectique.

Unification et division de l’humanité

Il est remarquable qu’aujourd’hui la catastrophe climatique ne soit plus la scène sur laquelle se joue l’idée d’humanité. Au contraire, il semble que le concept lui-même ait été suspendu – ou tout au plus, comme chez Dipesh Chakrabarty, conservé comme une sorte d’espace vide : un « universel négatif » vide censé représenter l’humanité en tant qu’espèce ou « force planétaire ». Il n’est explicitement plus supposé être un universel qui émergerait d’un mouvement dialectique de l’histoire ou d’une crise du capitalDipesh Chakrabarty, « The Climate of History : Four Theses », in Critical Inquiry, Vol. 35, No. 2 (Winter 2009), 197-222 : 222.. Malgré des similitudes au premier abord, ce discours d’un « universel négatif » chez Chakrabarty s’avère bien différent de la référence à une idée ouverte par le négatif chez Blanchot ou Adorno – même si leurs interventions concernant l’idéal du progrès dialectique peuvent sembler similaires. Bien sûr, le problème est d’abord qu’aujourd’hui la catastrophe climatique ne peut être pensée comme un point événementiel ou une incision ponctuelle où le tout se réalise. Mais le rejet contemporain de l’idée d’humanité n’a certainement pas à voir qu’avec un horizon temporel différent. Ce rejet est également la conséquence d’un processus qui se déroule depuis les années 1970 : celui de la mondialisation, qui est essentiellement la différenciation globale de la modernité, impliquant de nouvelles formes de critique et de résistance à celle-ci, à savoir les politiques décoloniales globales et les théories postcoloniales.

Ainsi, dans la catastrophe climatique, il semble que l’ « éveil à l’idée du tout » ne se produise pas seulement parce que la temporalité de l’événement contrecarre la « fin des temps » de la raison nucléaire. L’éveil échoue plutôt parce que l’orientation vers une unification qui génère la totalité apparaît de plus en plus comme l’expression d’une position particulière qui, dans sa portée universelle, est avant tout une violence particulière. D’une certaine manière, dans ce contexte, on peut observer un renversement conceptuel : au lieu d’une humanité divisée dont l’unité réalisée est encore en suspens, mais rendue pensable par son possible anéantissement, vient désormais le diagnostic d’une humanité préventivement unifiée dont l’être fragmenté doit être démasqué, ce qui dépasse la portée des divisions sociales. Alors que face à la menace nucléaire, l’accent était mis sur l’unification et les divisions sociales pour élever l’idée de cette unification, dans la transformation écologique, à l’inverse, les divisions sont désormais intensifiées dans la pensée. Elles sont à présent inscrites dans le concept même de nature humaine, pour le rendre, finalement, obsolète. Face aux divisions sociales que la réalité produit elle-même, la référence à une part idéale de l’universel pour invoquer un « dépassement » [Aufhebung] semble alors insoutenable. Au contraire, la pensée des divisions affecte et s’empare de la partie idéale elle-même, au nom de laquelle elles étaient censées être dépassées. Ainsi, la perspective du tout, introduite par l’idée, est engloutie par ce conflit. Au lieu de cela, on souligne une incompatibilité dont on dit qu’elle a des proportions cosmologiques et qu’elle révèle des mondes différents, pour ainsi dire. Dans l’ « Anthropocène », l’humain est donc intellectuellement unifié en tant que « force géologique », mais simultanément, les théories posent axiomatiquement l’impossibilité de donner une consistance à l’humain en tant que sujet collectif. De manière cruciale, dans ce contexte, une certaine perspective du tout semble être abandonnée, même dans sa négativité et son potentiel critique.

On pourrait donc dire que les intensifications et les tensions que la bombe atomique a rendues possibles pour la pensée ont été fragmentées. Le mouvement dialectique, qui s’accrochait encore au point de fuite d’un « dépassement du monde historique lui-même »Theodor W. Adorno, « Fortschritt », 622. (Traduction anglaise : Theodor W. Adorno, « Progress », 147.), a pris fin. Les problématisations de l’universel de l’humanité sont largement sorties du cadre de référence critique que le concept lui-même fournissait. Adorno décrivait l’idée de l’humanité comme « n’excluant absolument rien » : « Si l’humanité était une totalité ne portant plus en elle aucun principe limitatif, elle serait alors également libre de la contrainte qui soumet tous ses membres à un tel principe et ne serait plus, de fait, une totalité : pas d’unité forcée.Ibid., 145. » Cela signifie que l’humanité serait enfin une totalité – et, en même temps, cesserait d’en être une. C’est comme si, par opposition à cette idée, on généralisait à présent la perspective selon laquelle la totalité est toujours une simple totalité, et l’unité toujours une simple unité. La force subjective de la contrainte ne peut plus être distinguée de l’idée. Il semble plutôt que l’on doive considérer celle-ci comme l’essence même de l’idée. Par conséquent, l’humanité en tant que totalité pas encore existante ou en tant que totalité à réaliser reste aujourd’hui sans cadre et sans ancrage. Elle n’a pas de temps, et plus d’espace.

Intellectuellement et conceptuellement, l’être humain de l’ « Anthropocène » est unifié en tant que « force géologique ». Sous cette forme, il est confronté à des questions sur son pouvoir et sa responsabilité, qui appellent à la différenciation de son unité intellectuelle. Ainsi, au moment où l’humanité est déclarée force « géologique » ou « planétaire » – une sorte de tout, ou de totalité, en quelque sorte – certains auteurs nous rappellent que le discours sur l’anthropos en tant qu’agent collectif est trompeur, étant donné l’inégalité des responsabilités et des relations de pouvoir. En tant que force « planétaire », l’humain devient, pour ainsi dire, un tout, qui se situe désormais précisément au-delà de l’histoire humaine. Et c’est encore dans ce tout que s’inscrivent les antagonismes qui le remettent en cause. Mais ce qui a changé de manière significative, c’est que ce tout, cette totalité, est désormais présenté comme une force qui se retire ou se révoque de l’histoire humaine. Dans la menace nucléaire, l’idée de totalité apparaissait, avec le paradigme d’une réalisation de la raison, précisément du côté du mouvement de l’histoire. Elle était pensée comme une totalité qui, au moment de sa réalisation, ne serait plus une unité forcée. Or, face à l’ensemble de la force « planétaire » que l’homme est devenu mais qui dépasse et surcharge son histoire, le mouvement de l’histoire apparaît non pas comme permettant une unification, mais comme le travail nécessaire de différenciation de l’unification intellectuelle, et la fragmentation de la cosmologie moderne dans laquelle est apparue l’idée d’humanité-même.

Au-delà de la réalisation sublime

Pour conclure provisoirement, l’unification et la division ont aujourd’hui changé de camp – et sont réinscrites à un niveau différent. Face à ce changement ou à ce tournant dans notre situation actuelle, face à une menace au-delà de toute échelle, il est cependant impossible de simplement réactiver l’idée de la réalisation de la raison. Aux mouvements de résistance à la mondialisation, qui s’expriment à travers la critique postcoloniale des concepts modernes et les mouvements décoloniaux mondiaux, s’ajoute peut-être aujourd’hui, dans un monde en profonde mutation écologique, la remise en question des paradigmes de réalisation et de production. En nous rappelant la menace nucléaire dans les années 1950 et 1960, nous pouvons conclure que les contributions philosophiques à la nouveauté de la bombe atomique étaient en fin de compte toujours enchevêtrées dans la configuration d’une réalisation sublime. Même celles qui ont radicalisé la négativité, en s’abstenant de toute forme de positivisme – notamment le positivisme effectif du « dépassement » hégélien lui-même –, ont conservé l’idée de la création d’un sujet collectif ou « sujet global » [Gesamtsubjekt] précisément en tant qu’autoproduction de la réalité de l’humanité. L’extinction et la création de l’humanité, c’est-à-dire la catastrophe ultime et la force unificatrice de l’idée, se reflétaient toutes deux dans une forme sublime de réalisation. Voici le cadre qui se révèle intenable.

Néanmoins, nous devons veiller à reconnaître la dimension de son efficacité. De manière cruciale, ce cadre peut également être efficace lorsque l’idée d’humanité est rejetée. La pensée qui oriente l’existence humaine vers une réalisation future, qui pense que le sens de l’existence procède d’un but ou d’une unité encore à réaliser, est aussi – négativement – toujours à l’œuvre dans l’anticipation actuelle d’un anéantissement imminent que les activistes écologiques de la fin des temps cherchent à éviter ou à prévenir. Ainsi, ce que nous devons interroger rigoureusement aujourd’hui, c’est l’affinité entre la construction temporelle d’une réalisation à venir de la raison humaine et la construction temporelle régie par la notion d’une catastrophe imminente.

Ce qui nous « menace » réellement ne serait-ce pas que l’humanité ne puisse ni être construite, réalisée ou produite en tant qu’œuvre humaine, ni être détruite ou anéantie de la même manière ? Aujourd’hui, dans notre « fin des temps » sécularisée, l’idée de l’auto-extinction potentielle de l’humanité apparaît, pour ainsi dire, comme le reflet de sa sublime réalisation ou (auto-)production. Cependant, la raison pour laquelle l’humanité ne peut être détruite n’est pas simplement qu’elle n’est pas encore réalisée, mais plutôt que son existence ne peut pas être pensée comme une réalisation ou une production. Par conséquent, elle ne peut être pensée comme sa destruction ou son (auto-)extinction. Rappelons ici Jean-Luc Nancy, qui soutenait que l’être est l’être-en-commun, mais que la « communauté » en tant qu’être-en-commun suppose précisément « l’impossibilité d’un être communautaire sous la forme d’un sujet »Jean-Luc Nancy, La communauté désœuvrée, Paris : Christian Bourgois, 1986, 42.. L’être ne peut se réaliser ou s’accomplir en tant que sujet. Ainsi, face à une catastrophe ou à une menace sans mesure, au-delà de toute échelle, la tâche actuelle de la pensée n’est pas seulement de problématiser la perspective de l’échelle, fondée sur la compréhension. La pensée doit plutôt mettre en avant et revitaliser la question d’une politique au-delà du paradigme de la réalisation et de l’(auto)production – sans, ce faisant, simplement abandonner la perspective critique de l’ensemble. En fin de compte, il s’agirait d’une politique qui résiderait également à la frontière de la dissolution de la politique. Mais d’une toute autre manière.

Contributeur·ices

Cet article fait partie du Dossier « Échelles d’(in)finitude / Scaled (In)finitude », édité par Pierre Schwarzer & Marcus Quent

Comment citer ce texte

Marcus Quent , « Au-delà de toute échelle : auto-extinction et réalisation de la raison », Les Temps qui restent, Numéro 5, Printemps (avril-juin) 2025. Disponible sur https://www.lestempsquirestent.org/it/numeros/numero-5/beyond-all-scale