Les intimations du tournant écologique
Pour questionner les enjeux d’échelles temporelles du tournant écologique, je suis partie d’un double constat, d’un double enjeu, identifié dans Après le changement climatique, penser l’histoire de l’historien Dipesh ChakrabartyDipesh Chakrabarty, Après le changement climatique, penser l’histoire. Traduit par Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat. Paris : Gallimard, 2022.. Le premier point que j’ai retenu est la question du télescopage temporel. Dès la première thèse, du chapitre « Quatre thèses », Chakrabarty souligne que les explications anthropiques du changement climatique ont entraîné l’effondrement de la distinction entre histoire humaine et histoire naturelle.Ibid., 65. Le climat et l’environnement ne sont plus la toile de fond des actions humaines, ni simplement en interaction avec les humain·es. Au contraire, les humain·es sont devenu·es, historiquement et collectivement, une force de la nature au sens géologique, un agent géologique planétaire. Ainsi, le géologique s’est introduit dans le quotidien. Nous sommes même dans une réalité où le « présent » de l’histoire humaine s’est entremêlé au « présent » long des échelles de temps géologique et biologique. Avec l’Anthropocène et la crise climatique, il faut pour la première fois tenir ensemble l’histoire du globe et l’histoire planétaire, l’histoire enregistrée et l’histoire profonde, l’histoire du capital et l’histoire de l’espèce, malgré leurs temporalités incommensurables. L’enjeu est désormais de penser simultanément sur plusieurs registres, de mélanger des chronologies – combinaison qui étire l’idée même de compréhension historique. C’est une « collision », un « télescopageIbid., 104. », de l’histoire du système Terre, de l’histoire de la vie et de l’histoire de la civilisation industrielle, qui ont toutes des échelles, des vitesses, des calendriers différentsCertains calendriers sont compatibles avec les temps humains, d’autres impliquent des calculs.. Au final, « La crise climatique nous oblige à des va-et-vient pour penser d’un même mouvement sur ces différentes échellesIbid., 114. ».
Le télescopage temporel, qui implique des échelles humaines et des échelles non humaines, m’amène à mon second point : la question du non humain, qui appelle un décentrement de l’humain. Chakrabarty insiste sur le fait qu’il faut repenser la place de l’être humain dans le réseau du vivant et du non-vivant, et son insertion dans les histoires différentes et connectées du globe et de la planète. Le pluriversum dont parle SchmittCarl Schmitt, Le nomos de la Terre dans le droit des gens du Jus Publicum Europaeum, trad. Lilyane Deroche-Gurcel, Paris, Presses Universitaires de France, 2001. ne peut plus être focalisé sur les seuls êtres humains. Il s’agit donc de les mettre dans la même position que toute autre créature, et non au premier planDipesh Chakrabarty, Après le changement climatique, penser l’histoire, 165.. Chakrabarty invite ainsi à étendre le politique au-delà de l’humain. Pour ce faire, l’enjeu est de proposer un autre récit – une histoire dont les humain·es ne sont que des parties, et même de petites parties, pas toujours responsables. En s’appuyant notamment sur les Sciences du Système Terre, Chakrabarty en vient alors à explorer la piste de l’histoire de la planète – car, à l’inverse du globe, qui est une construction humanocentrique, la planète décentre l’humain·e. Le protagoniste de cette histoire est la vie en général. Son enjeu est l’habitabilité – et non la soutenabilité.
« L’habitabilité ne renvoie pas aux humains. Son souci central est la vie – la vie complexe, multicellulaire, en général […]. La question centrale du problème de l’habitabilité n’est pas ce qu’est la vie ni comment elle est gérée dans l’intérêt du pouvoir, mais plutôt ce qui rend une planète propice à l’existence continue de la vie complexe. […] Si les humains ne sont pas au centre du problème de l’habitabilité, l’habitabilité est centrale pour l’existence humaine.Ibid., 166‑67. »
L’histoire de la planète ouvre ainsi des perspectives sur les humain·es sans qu’iels ne soient pour autant au centre de cette histoire. Les vies humaines s’entremêlent de façon critique aux processus géo-chimiques de la planète. Dès lors, souligne Chakrabarty, deux tâches nous incombent : il nous faut étendre nos soucis de justice à l’univers des non humains (et pas uniquement à quelques espèces) et mettre à portée des structures affectives du temps de l’histoire humaine les vastes échelles des temps de la géobiologie.
Le double enjeu est donc ici d’élaborer un récit qui, d’une part, pense plusieurs registres ou régimes temporels et qui, d’autre part, décentre l’humain en intégrant sensiblement et affectivement le non humain. Chakrabarty formule l’espoir qu’une telle histoire soit en mesure d’aider à engendrer de nouvelles perspectives pour considérer les conflits et contribuer directement ou indirectement à les atténuer. Elle pourrait faire figure d’« histoire universelle négative » au sens où elle semble permettre au particulier d’exprimer à la fois sa résistance et son imbrication dans la totalité :
« [C]e qui est non identique à la totalité doit pouvoir s’exprimer en résistant à son incorporation complète dans la totalité alors même qu’il est incorporé […]. Pareillement, […] le non humain devrait pouvoir se faire entendre sans être anthropomorphisé ou sans avoir à parler le langage des humains.Ibid., 102. »
Cette histoire ne partirait pas de la Terre vue du ciel, mais des fragments : elle ne passerait pas par le récit surplombant et dominant, ni qui ne fusionnerait les histoires liées, mais différentes des différents agents. Cette histoire, qui, dit-il, est peut-être encore au stade d’un conseil éthique, serait en tous cas à même de faire un geste vers un « nous », qui pourrait être plus qu’humainIbid., 102‑3..
Pour répondre à ce double enjeu et pour opérer ce geste, ma proposition est de déployer des récits plus qu’humains, dans une perspective écoféministeConcernant le more-than-human turn, voir Sarah Whatmore, « Materialist Returns. Practising Cultural Geography in and for a more-than-human World ». Cultural Geographies 13, No. 4 (2006), 600-609; Jamie Lorimer, « Moving Image Methodologies for more-than-human Geographies ». Cultural Geographies 17, No. 2 (2010), 237-258.. Mon but sera de montrer que ces histoires multiples, qui partent du bas, disruptent la grande Histoire de surplomb, et que la narration offre des clés pertinentes pour appréhender les temporalités complexes et multiscalaires de la crise écologique. Je suivrai tout d’abord les pas de la philosophe écoféministe Val Plumwood, pour montrer comment mettre en œuvre une épistémologie du décentrement avec de tels récits plus qu’humains – des récits relationnels d’animaux humains ou non humains, de végétaux, de microbes, voire même de minéraux ou d’artefacts. J’illustrerai ensuite la manière dont ces récits permettent à la fois de connecter des échelles temporelles hétérogènes et de donner à voir une agentivité plus qu’humaine : à partir d’une investigation de terrain, je mettrai en lumière la dimension narrative d’une ruine de sanatorium soviétique dans la ville de Tskaltubo, en Géorgie.
1. Une épistémologie narrative du décentrement
Apprendre à voir d’en-bas
Pour se décentrer des êtres humains et de l’histoire globale, je propose d’apprendre à voir d’en bas avec l’écoféministe Val Plumwood (1938-2008). Plumwood est une philosophe australienne, pionnière en philosophie de l’environnement et militante écologiste. Parmi les lieux signifiants pour elle figurent, d’une part, le Kakadu National Park, où, en 1985, elle échappe de justesse à un crocodile marin et, d’autre part, la montagne boisée au sud de Canberra, où elle construit sa maison en pierre et d’où elle tire son propre nom – Plumwood, d’après l’espèce emblématique de l’écosystème forestier local. Son rapport aux lieux et à l’environnement témoigne du fait que les non humains et les territoires sont au cœur de sa pensée. La philosophe développe en effet ses réflexions à partir de sa situation : elle articule expérience vécue et pensée critique, vie et théoriePour l’articulation du personnel et du théorique, le travail de Sara Ahmed est aussi particulièrement instructif : « Le personnel est théorique. La théorie elle-même est souvent censée être abstraite : une chose serait d’autant plus théorique qu’elle est abstraite, extraite de la vie quotidienne. Abstraire, c’est arracher, isoler, séparer, voire dévier. Nous devrons peut-être, alors, faire des efforts pour ramener la théorie, pour la réinsérer dans la vie. » Sarah Ahmed, Vivre une vie féministe. Traduit par Sophie Chisogne. Marseille : Hors d’atteinte, 2024, 31.. C’est notamment le cas dans Dans l’œil du crocodile, écrit à la suite de son accident avec le crocodile. Cette expérience va influencer son travail de manière cruciale :
« Certains événements peuvent transformer votre vie et votre travail de fond en comble, même s’il faut parfois beaucoup de temps avant de prendre la mesure de l’ampleur de cette transformation. Ils peuvent vous conduire à percevoir le monde d’une façon entièrement différente, à tel point que vous ne pouvez plus le voir comme avant. Vous avez atteint une limite au-delà de laquelle les étoiles changent de trajectoire.Val Plumwood, Dans l’œil du crocodile. L’humanité comme proie. Traduit par Pierre Madelin. Marseille : Wildproject, 2021, 31. »
Cette approche concrète, caractéristique de l’écoféminismeEmilie Hache, ed., Reclaim. Anthologie de textes écofémnistes. Paris : Cambourakis, 2016., mais qu’on retrouve aussi chez Chakrabarty, a une visée didactique et critique : elle permet de développer un mode de connaissance empirique et non a priori, de partir de l’expérience sensible et incarnée, afin de sortir d’une épistémologie objectivante et inerte.
Ce faisant, Plumwood s’inscrit dans le sillage de la théorie du point de vue, et notamment des savoirs situés de la philosophe Donna J. HarawayDonna J. Haraway, « Savoirs situés. La question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle ». In Manifeste cyborg et autres essais. Sciences-Fictions-Féminismes. Traduit par Denis Petit, 107‑43. Paris: Exils, 2007.. Les savoirs situés s’opposent à toute « astuce divine » qui prétendrait à un point de vue universel et omniscient. Ils s’efforcent de se dégager d’une vision qui verrait tout depuis nulle part. Au contraire, les savoirs situés se déploient en quatre motifs qui permettent d’éviter ce traversJulie Beauté, « Vers des esthétiques situées ». In La Beauté d’une ville, 442‑49. Paris: Pavillon de l’Arsenal, Wildproject, 2021..
Premièrement, toute connaissance est issue d’une encorporation particulière, au sens où la corporalité s’avère décisive au sein d’une connaissance contextuelle et relationnelle. C’est d’ailleurs le cas de Plumwood, qui ne cesse d’insister sur la dimension incarnée de notre existence terrestre et qui pense elle-même à partir des aventures de son propre corps.
Deuxièmement, les connaissances reposent sur des perspectives partielles. Dans le texte « Journey to the Heart of Stone », Plumwood souligne par exemple que les pierres nous confrontent aux limites de nos connaissances : en tant qu’observateurs humains, nous ne pouvons jamais connaître l’histoire complète qui correspond à la complexité des formes rocheuses que nous voyons. Nous ne pouvons en discerner que quelques grandes lignesVal Plumwood, « Journey to the Heart of Stone ». In Culture, Creativity and Environment, 17‑36. Leiden: Brill, 2007, 33.. Bien plus, non seulement toute connaissance se doit d’être délimitée et localisable, mais seule une perspective partielle garantit une vision objective, contre toute prétention à un point de vue faussement omniscient.
Troisièmement, les connaissances exigent une responsabilité : la conscience de son propre positionnement désamorce toute prétention d’innocence et engage à répondre de ses actes et de ses écrits. Plumwood se montre à ce propos toujours très réflexive et prudente sur son statut de philosophe blanche travaillant avec des AborigènesVal Plumwood, « Decolonising Relationships with Nature ». Philosophy Activism Nature, No. 2 (2002), 7‑30..
Enfin, les savoirs situés requièrent une pratique critique de l’objectivité, qui consiste à sans cesse interroger, déconstruire et reconstruire les connaissances et leurs méthodologies. Ce faisant, ils mettent à mal le dualisme opposant l’objet de connaissance et le sujet qui connaît. Ils invitent alors à reconnaître l’agentivité des objets de connaissance, dont on peut apprendre. Cette préoccupation est présente dans toute l’œuvre de Plumwood, qui ne cesse de s’interroger sur sa pratique philosophique et de choisir des enseignant·es humain·es et non humain·es qui ne publient pas de livres universitaires.
Dans la lignée de Haraway, Plumwood s’efforce donc de décentrer son regard en apprenant à voir d’ailleurs et d’en bas, en se dotant d’instruments d’optiques forgés à partir des regards minoritairesPour une analyse plus précise sur les connexions entre la pensée de Plumwood et les Subaltern studies, voir Julie Beauté, « De la critique des dualismes de Val Plumwood aux histoires subalternes enchevêtrées ». Diacronie. Studi di Storia Contemporanea 4, No. 44 (2020).. Elle promeut ainsi des concepts de rationalité plus sensibles et plus responsables, et engage à réinvestir de parole, d’action et de sens les personnes réduites au silence – y compris la terre et ses pierres, considérées comme les membres les plus insignifiants de la communauté terrestre. Un tel programme de décentrement peut, selon elle, non seulement nous donner un sens plus modeste de notre rôle humain, un sens qui cultive davantage l’autoréflexion et la gratitude, mais aussi à conduire un élargissement de nos sensibilités au-delà des frontières conventionnelles de l’humain, vers des éléments inhumains du mondeVal Plumwood, « Journey to the Heart of Stone », 20.. Plumwood appelle ainsi à une transformation radicale de la culture, afin que celle-ci soit à même de déployer une connaissance approfondie et concrète, une connaissance écologique, dans un contexte de crises politiques et écologiquesVal Plumwood, Environmental Culture. The Ecological Crisis of Reason. Londres, New York: Routledge, 2002..
Parler-avec : pour un cadre dialogique
Contre le réductionnisme et le mécanisme de la culture dominante, Plumwood propose un animisme philosophique et un matérialisme enrichi : elle invite à parler, penser et vivre la « nature à la voix activeVal Plumwood, « Nature in the Active Voice ». In The Handbook of Contemporary Animism, 109‑127. Londres, New York: Routledge, 2014. ». Ce projet consiste à enrichir, animer et intentionnaliser le monde, c’est-à-dire à reconnaître que nous sommes entourés d’une matière créative, active et attentive. Les non humains, notamment, ne sont pas de la matière morte, de simples ressources ou des outils sans caractère remarquableVal Plumwood, « Journey to the Heart of Stone », 20.. Au contraire, Plumwood prend au sérieux tous les êtres comme des fins en soi et comme des éléments clés de leur lieu de vie. Elle les fait passer de l’arrière-plan à l’avant-plan de la conscience, du silence à la parole, de l’absence d’esprit à de l’agentivité intentionnelleIbid., 35.. Cet univers est caractérisé par une créativité dispersée et une intentionnalité décentralisée. Plumwood anticipe ici l’accusation d’anthropomorphisme en la renvoyant à du jargon réductionniste : cette accusation suppose en effet que le langage intentionnel ne peut s’appliquer qu’à la sphère humaine. À l’inverse de cette position particulièrement pauvre, nous devons élargir notre sensibilité aux acteurs et aux éléments non humains :
« Comment ré-animer la matière ? En acceptant de voir comme une agentivité créatrice non humaine ce qui est trop souvent présenté comme un hasard dénué de sens. Nous pourrons ainsi entendre les sons comme des voix, percevoir les mouvements comme des actes, l’adaptation comme une intelligence et un dialogue, la coïncidence et le chaos comme la créativité de la matière. La différence réside ici dans l’intentionnalité, c’est-à-dire la capacité d’employer un| vocabulaire intentionnel. C’est surtout la possibilité de présenter la nature à la voix active, comme le domaine de l’agentivité.Val Plumwood, Réanimer la nature. Traduit par Laurent Bury. Paris: Presses Universitaires de France, 2020, 60. »
La réanimation du monde engage alors à privilégier le « parler-avec » et non le « parler-de » (à propos), afin d’éviter les possibilités de mécompréhension et les injustices épistémiques envers les êtres intentionnels. Plumwood critique en effet la réaffirmation, dans le discours, de l’autorité et des privilèges, ainsi que le dualisme impérialiste opposant l’agent qui connaît et l’objet de la connaissance. Elle invite alors à passer du monologue au dialogue, de la domination à la négociation :
« C’est la rationalité du monologue, qualifié de monologique parce qu’il ne reconnaît l’Autre que dans un sens unique, dans un mode où les Autres doivent toujours entendre et s’adapter à l’Un, et jamais l’inverse. Les relations monologiques bloquent l’adaptation mutuelle et ses corollaires : la négociation, l’accommodation, la communication et l’attention aux besoins, aux limites et à l’action de l’Autre.Traduction personnelle. Original : « This is the rationality of monologue, termed monological because it recognizes the Other only in one-way terms, in a mode where the Others must always hear and adapt to the One, and never the other way around. Monological relationships block mutual adaptation and its corollaries: negotiation, accommodation, communication and attention to the Other’s needs, limits and agency. », Val Plumwood, « Decolonising Relationships with Nature », 18. »
Elle oppose donc la rationalité du monologue, qui consiste en une relation unilatérale et centrique, à l’adaptation mutuelle du dialogue qui repose sur l’accommodement, la négociation, la communication et l’attention. Contre une liberté monologique – instrumentale, égocentrique, irresponsable et vide de sensVal Plumwood, « Journey to the Heart of Stone », 27. –, elle appelle à réinventer des manières de dialoguer avec les gens, les choses et les lieux. Dans La crise écologique de la raison, elle soutient même que, dans les circonstances actuelles, il est rationnel et urgent de remplacer les modèles monologiques, hiérarchiques et mécanistes qui ont caractérisé notre partenariat dysfonctionnel avec la nature, par des modèles fondés sur la réciprocité : ceux-ci pourraient en effet nous permettre de relancer ce partenariat sur des bases plus sainesVal Plumwood, La crise écologique de la raison. Traduit par Pierre Madelin. Paris Marseille: Presses Universitaires de France, Wildproject, 2024..
Ce parler-avec dialogique a de profondes conséquences sur la façon dont nous nommons les choses. Plumwood nous invite à nommer ou à renommer de manière soucieuse, attentive et dialogique. Elle promeut une « dénomination profonde » (deep naming), une pratique qui relie les noms aux récitsVal Plumwood, « Decolonising Relationships with Nature ».. Le deep naming n’est pas simplement un exercice d’étiquetage ou de labellisation. C’est une façon de forger une relation significative avec la terre en reconnaissant son agentivité et sa présence communicative. Contrairement aux pratiques colonisatrices qui imposent des noms de manière anthropocentrique et eurocentrique, la dénomination profonde cherche à saisir l’esprit du lieu, un terme qui, pour Plumwood, ne désigne pas une essence mystique, mais la capacité du territoire à créer une profondeur narrative, une mémoire et une signification relationnelle. Chercher le nom d’un lieu, c’est demander une révélation, écouter attentivement ses histoires et reconnaître sa voix dans un dialogue écologique et culturel plus large. Le deep naming relie ainsi différentes formes de connaissances, permettant aux humain·es et aux non humain·es de co-créer du sens. C’est dans cet esprit que Plumwood a changé son propre nom pour mettre son identité en dialogue avec le lieu où elle vivait : un bois de pruniers (a plumwood). Ce changement de nom n’est pas seulement personnel, mais constitue un projet de réconciliation, de décolonisation et de convergence culturelle, qui mythifie à nouveau la terre et rétablit une relation plus réciproque.
Écouter par la narration
La pensée écoféministe de Plumwood s’inscrit dans un paradigme communicatif qui repose sur des méthodes narratives, servant à nommer et à raconter les vies humaines et non humaines.
« Un autre paradigme de propriété et d’appartenance est celui de la communication, qui s’appuie sur des méthodes narratives pour nommer et interpréter la terre en racontant son histoire d’une manière qui montre une connaissance profonde et aimante de celle-ci et une histoire d’interaction dialogique.Traduction personnelle. Original : « An alternative paradigm of ownership and belonging is communicative, relying on narrative methods for naming and interpreting the land through telling its story in ways that show a deep and loving acquaintance with it and a history of dialogical interaction », Val Plumwood, « Decolonising Relationships with Nature », 23. »
Raconter une histoire, c’est élaborer, par une interaction dialogique, une connaissance intense et partagée, pour rejoindre l’épaisseur narrative du monde. Plumwood analyse par exemple les patterns narratifs aborigènes de dénomination, connectés non seulement à la communauté terrestre, mais aussi à des récits : « ces récits saisissants ont pour fonction à la fois d’imprimer leur sens de manière astucieuse et irrésistible dans la mémoire, et de relier les connaissances botaniques, expérientielles, pratiques et philosophiquesTraduction personnelle. Original : « these striking stories function both to impress their meanings cunningly and irresistibly into the memory, and to bind together botanical, experiential, practical and philosophical knowledge », Ibid., 28. ». Ces récits donnent de la profondeur, du sens, une voix à la Terre et à ses habitants. La capacité à se relier dialogiquement au monde plus qu’humain est source de récits et fait place à une multitude de sujets narratifs, humains et non humains, sur une terre parlante, pleines d’histoires et de voix mythiques. La narration permet de constituer l’identité morale des êtres vivants. Plumwood honore ainsi explicitement l’agentivité et la créativité du monde plus qu’humain.
Le choix épistémologique du récit privilégie un mode de pensée sensible, au contact de l’expérience, qui ne coupe pas les idées de leur milieu. C’est aussi ce que l’on retrouve dans la pensée de l’écrivaine de SF Ursula Le Guin, pour qui la narration est un moyen et une façon de vivre :
« La narration est […] un moyen et une façon de vivre. La narration ne vise pas à l’immortalité ; elle ne cherche ni à triompher du temps ni à lui échapper […]. Elle affirme, elle revendique le temps directionnel, elle y prend part ; le temps dont on fait l’expérience, le temps chargé de sens.Ursula K. Le Guin, Danser au bord du monde. Mots, femmes, territoires. Traduit par Hélène Collon. Paris: Editions de l’Éclat, 2020, 58. »
Dans un autre texte du même ouvrage, « The Carrier Bag Theory of FictionUrsula K. Le Guin, « The carrier bag theory of fiction ». In Dancing at the edge of the world. Thoughts on Words, Women, Places, 165‑170. New York: Grove Press, 1989. », ou « Le fourre-tout de la fiction, une hypothèse » dans la traduction françaiseUrsula K. Le Guin, Danser au bord du monde, 186., Le Guin revient sur le récit préhistorique qui raconte l’histoire des chasseurs de mammouths, en omettant celle des cueilleuses d’avoine sauvage. L’autrice appelle « histoire-qui-tue » ce récit de combat, de défaites et de violence : « celle-là, on la connaît, tous nous savons tout ce qu’il y a à savoir sur tous les gourdins, javelots, cimeterres, tout ce qui assomme, transperce et frappe, toutes ces choses longues et dures ».Ibid., 199. Ce récit héroïque, l’« Histoire de l’Ascension de l’Homme Héros », ressemble à la trajectoire d’une flèche ou d’une lance. Sa principale affaire est le conflit et nécessite un héros. Pour contrevenir à l’hégémonie du Grand Récit, Le Guin appelle à passer de la figure de l’épée à celle du panier. Le panier est un contenant ordinaire (une chose dans laquelle on met d’autres choses), pour rassembler l’ordinaire (de l’avoine sauvage par exemple). C’est la théorie du panier, qui s’appuie sur des histoires vivantes.
De même que les histoires vivantes de Le Guin, le projet d’« eco-writing » de Plumwood remet en question le récit dominant, dominé par la rationalité du réductionnisme scientifique, qui considère le monde matériel comme une terra nullius. Pour la philosophe, le grand travail de changement culturel qui nous incombe est avant tout une tâche d’écriture, dont le but est d’écrire à partir de la science et de l’art, de la philosophie et de la poésie, de la raison et de l’émotion, pour rendre compte des êtres en tant que partenaires actifs et réceptifsVal Plumwood, « Journey to the Heart of Stone », 34.. Cela implique de reconnaître que les êtres, humains ou non, ne sont pas des objets inertes ou des décors passifs de l’action humaine, mais plutôt des participants à des relations dynamiques, capables d’affecter et d’être affectés, de répondre et de s’engager de manière à remettre en question le dualisme entre sujet et objet. L’enjeu épistémique et politique est ici de changer le cadre théorique de la lecture de l’histoire, de désapprendre les enseignements du Héros, aux côtés de désenseignantes, de désinstructrices, de déconquérantes et de déguerrières. Les histoires explorent d’autres possibles narratifs : elles nous insèrent dans le réseau des vivants, elles créent des rencontres multiples et des écarts inattendus, elles suivent la trace des êtres sans couper les ficelles de la pensée, elles permettent d’écologiser et de décoloniser notre rapport à l’espace et au temps. Nous aurions donc besoin de nouvelles histoires, et de conversations élargies, comme le soulignent Deborah Bird Rose et Libby Robin dans Vers des humanités écologiquesDeboarh Bird Rose et Libby Robin, « The Ecological Humanities in Action: An Invitation ». Australian Humanities Review 31, No. 2 (2004); Deboarh Bird Rose et Libby Robin, Vers des humanités écologiques. Suivi de Oiseaux de pluie. Traduit par Marin Schaffner. Marseille: Wildproject, 2019.. Cependant, elles nous mettent en garde sur le fait que le monde a déjà ses propres histoires, car tous les vivants sont expressifs. L’engagement communicatif ne nous autorise pas à inventer de toute pièce des histoires. Au contraire, notre tâche est plutôt d’« étendre notre répertoire épistémologiqueDeboarh Bird Rose et Libby Robin, Vers des humanités écologiques, 29. » pour être en mesure de collecter et de raconter des histoires vraies.
2. Les récits plus qu’humains de Medea
Comment de tels récits permettent-ils concrètement de tenir ensemble différentes échelles temporelles et de faire une place pleine et entière au non humain ? Je tente ici une proposition à partir d’une enquête de terrain réalisée en septembre 2021 et en juillet 2022 dans la ville de Tskaltubo. Tskaltubo est une ancienne station de villégiature soviétique en Géorgie où les bains et les sanatoriums ont été délaissés à la suite de la chute de l’URSS. Ces bâtiments présentent un intérêt écologique, puisque des espèces vivantes y prolifèrent, ainsi qu’une charge sociale et politique, car ils ont accueilli pendant 30 ans des populations déplacées d’Abkhazie, région séparatiste du pays. Quelques familles y résident encore aujourd’hui. Mon but est ici de mettre en lumière les enjeux temporels et narratifs qui travaillent les ruines plus qu’humaines du paysage de TskaltuboPour une analyse plus détaillée des dynamiques écologiques à l’oeuvre à Tskaltubo, voir Julie Beauté, « Medea. Pour une écologie des ruines ». Plan Libre, Ce que peuvent les ruines, No. 205 (2023), 30‑41. La présente analyse en reprend notamment la présentation du contexte..
Dépasser le regard mortifère
Tskaltubo (« quali », l’eau et « tubo », chaud en langue karvélienne) est connue pour être une station balnéaire prestigieuse de l’Union SoviétiqueStefan Applis, « New Perspectives for Tskaltubo ». Journal of Conflict Transformation, Caucasus Edition, 2020. https://caucasusedition.net/new-perspectives-for-tskaltubo/; Suzanne Harris-Brandts et David Sichinava, « The politics of urban recovery in a Soviet-era spa resort town. Heritage tourism and displaced communities in Tskaltubo, Georgia ». In Urban Recovery, 271‑294. Londres: Routledge, 2021.. Au XXe siècle, au moment où la balnéothérapie se développe et où la ville est très populaire, de nombreux sanatoriums néo-classiques puis modernistes sont construits. Les sanatoriums, administrés par l’URSS, reçoivent un grand nombre de visiteurs. Les années 80 sont une véritable ère de prospérité économique et culturelle : on parle alors d’« Âge d’or ». Cependant, la chute de l’URSS entraîne un choc considérable dans le fonctionnement politique et économique du pays. À Tskaltubo, les hôtes cessent de venir et les financements s’arrêtent, entraînant la fermeture des bains publics et des sanatoriums. L’année suivante, des conflits ethniques éclatent en Abkhazie (région sécessionniste) et 250000 personnes doivent alors quitter la région. Environ 10000 de ces IDPs (Internally Displaced Persons) sont accueillies à Tskaltubo, dans les équipement de la station. Les sanatoriums convertis en refuge souffrent néanmoins de l’absence de ressources étatiques et s’avèrent très vite inadaptés et insalubresEn raison de ce glissement d’un havre hygiénique et thérapeutique à un abri humanitaire paradoxal d’urgence prolongée, le ville est marquée par une double image. D’une part, la publicité officielle et les plans de restauration véhiculent une image touristique et balnéaire, en la présentant comme capitale thermale d’Europe de l’Est. D’autre part, de nombreux blogs et chaînes YouTube accentuent l’aspect post-apocalyptique du lieu et façonnent une image de ruines. S’y déploient des formes singulières de dark tourism et de ruin porn..
Après le socialisme et le post-socialisme, une couche capitaliste et libérale s’ajoute actuellement à cette histoire. En effet, le gouvernement souhaite restaurer l’image balnéaire de « Spa-city » et rétablir l’infrastructure touristique. Il tente ainsi de mettre en œuvre un urbanisme vertical, caractérisé par une position de surplomb, des décisions top-down et un manque de transparence. Par ailleurs, le projet de restauration (dont la réalisation n’a encore débuté) semble fondé sur des récits nostalgiques de l’ère soviétique et sur une vision patrimoniale. Cette vision pose un regard fixateur sur les éléments architecturaux, comme si elle rejetait le présent et les histoires récentes, comme si elle ignorait les modifications qui ont eu lieu depuis l’Âge d’or. C’est ce dont témoigne de manière flagrante la première page de la brochure de l’Office du Tourisme, sur laquelle on voit une jeune femme flottant paisiblement à la surface d’un bassin, et un grand titre blanc : « Feel immortality in Tskaltubo ». Cette stupéfiante image invoque l’idée d’une eau originaire, régénérative et hors du temps. L’architecte Jeremy Till avance d’ailleurs, dans Architecture Depends, qu’une véritable peur du temps ronge la discipline et la profession architecturalesJeremy Till, Architecture Depends. Cambridge, Mass: MIT Press, 2009.. Les architectes sont terrorisés par le temps, au point que le temps fait figure d’ennemi de l’architecture. Till identifie en effet un ensemble de stratégies mises en place par les architectes pour neutraliser, nier, annuler le temps. Dans le contexte de Tskaltubo, comment sortir de la vision atemporelle et figée, que j’ai appelée ailleurs « regard mortifèreJulie Beauté, « Medea. Pour une écologie des ruines », 32. », véhiculée par cette histoire touristique et patrimoniale du lieu ?
À rebours du discours officiel, le discours académique tente une autre voie. Il critique l’urbanisme de l’histoire officielle, car celui-ci considère l’espace comme étant vide et disponible pour les investisseurs, et incite les autorités publiques à considérer que la solution pour relancer l’économie du lieu consiste à en retirer les occupants. Au contraire, le discours académique opère un décentrement, en se focalisant sur l’histoire sociale : l’histoire des IDPs donne en effet à voir une toute autre perspective. À partir de 2007, le gouvernement lance un programme de réinstallation des populations déplacées, dont l’objectif est de vider les sanatoriums. Cependant, les appartements proposés aux IDPs se situent dans d’autres villes, parfois assez éloignées, et sont souvent de mauvaise qualité. Cette politique de réinstallation est problématique car elle ne respecte pas la dignité des personnes et détériore les réseaux communautaires de populations déjà fragilisées. Elle s’avère en outre particulièrement inefficace car les sanatoriums laissés vacants ne sont pas pour autant rénovés. Beaucoup restent vides et continuent à se détériorer. À partir d’octobre 2019 cependant, une nouvelle dynamique de relogement est lancée, mais avec une nouvelle donne : des immeubles sont construits à Tskaltubo, au sud du parc. Livrés au début de l’année 2022 et offerts aux Abkhazes, ce sont des logements sans frais et sans éloignement que les IDPs acceptent plus volontiers. Le discours académique cherche au total à palier le problème de l’occultation des histoires des populations déplacées, tandis que la vision du tourisme patrimonial omet et exclut les IDPs, en présentant leur présence comme une aberration. Rappelant l’Histoire 2 de ChakrabartyDipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique. Traduit par Olivier Ruchet et Nicolas Vieillescazes. Paris: Éditions Amsterdam, 2020., le discours académique propose une histoire alternative à l’histoire surplombante et figée du patrimoine : un refuge heritage, un heritage fom belowSuzanne Harris-Brandts et David Sichinava, « The politics of urban recovery in a Soviet-era spa resort town »..
L’histoire académique suffit-elle cependant à sortir du regard mortifère ? Elle opère certes un décentrement, en rendant justice à l’existence et à la vie des personnes déplacées. Mais rend-elle pour autant compte du temps qui travaille l’architecture ? Je fais l’hypothèse que, pour comprendre les strates et échelles temporelles enchevêtrées de Tskaltubo, il faut non seulement sortir du vocabulaire du patrimoine, mais aussi sortir d’une histoire unique qui en remplacerait une autre. L’enjeu n’est pas ici de proposer une autre histoire, mais de pluraliser les histoires, avec des histoires vivantes. C’est ce que j’ai tenté de faire, en collectant les récits d’un sanatorium particulier, afin d’en déployer la biographie matérielle.
La vie de Medea
Parmi la foule des sanatoriums, j’ai donc choisi de m’intéresser à Medea. Ce choix contingent a sûrement dû dépendre de l’allure magistrale de la façade, du nom « Medea » qui m’a intriguée, de l’invasion impressionnante des plantes à l’intérieur et à l’extérieur du bâtiment ou encore de mon humeur du moment. Passant à Medea plusieurs heures par jour, j’y ai rencontré des habitants, des policiers, des jeunes qui zonent en fin de journée. J’ai assisté par hasard à plusieurs shootings de riches Géorgiens. Les grandes colonnes de Medea sont même souvent utilisées comme décor de vidéos de mariage ou de clips de rap géorgien. Je me suis aussi familiarisée avec les chiens, les vaches, les guêpes, les moustiques, les puces, la végétation impressionnante ou encore les pierres et les déchets.
En développant un « art de l’attentionTraduction personnelle. Original : « arts of noticing », Anna L. Tsing, The Mushroom at the End of the World: On the Possibility of Life in Capitalist Ruins. Princeton: Princeton University Press, 2015, 17. Traduit par « art d’observer », dans Anna L. Tsing, Le Champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme. Traduit par Philippe Pignarre. Les Empêcheurs de penser en rond. Paris: La Découverte, 2017, 50. », j’ai cherché à me dégager d’un point de vue dominant et englobant, qui verrait tout depuis nulle part. J’ai appuyé mon approche sur des esthétiques situéesJulie Beauté, « Vers des esthétiques situées »., afin de décentrer mon regard, à la recherche du point de vue des agents humains et non humains, ainsi que de celui de Medea elle-même. L’enjeu était notamment d’opérer un renversement phénoménologique en pensant depuis, avec et comme Medea. Penser depuis Medea, c’est apprendre à regarder d’ailleurs et tenter d’échapper à la vision surplombante du patrimoine en instaurant de nouveaux régimes d’attention. Penser avec Medea, ensuite, c’est ancrer mon point de vue dans une expérience corporelle et faire de Medea une partenaire d’enquête. Dans ce cadre, l’architecture devient agent de la production de la connaissance, avec qui j’ai à penser. Enfin, penser comme Medea, c’est pister son point de vue particulier et réfléchir à sa sensibilité propre. Medea étant sans yeux, sans oreilles, sans mains, sans organes sensibles comparables aux nôtres, il nous faut ici envisager d’autres modes de sensibilité. Pour cela, la narration apparaît comme un outil efficace, capable, comme on l’a vu, d’élargir notre répertoire épistémique et de déployer une approche dialogique.
Comment raconter le bâtiment sans en passer par la biographie des architectes ou par l’Histoire officielle ? Comment faire émerger les histoires qui le traversent et le façonnent ? Je propose de tirer les ficelles biographiques de Medea, au sein d’une biographie matérielle qui centre le récit sur les transformations concrètes et qui même les temporalités. Cette biographie dialogique cherche à mêler les faits aux histoires, à mêler les temporalités : celles de la légende de Médée, cette magicienne corinthienne, c’est-à-dire Géorgienne, cette femme puissante et inquiétante de la mythologie ; celles des histoires de Medea, construite pour accueillir le personnel médical de l’URSS, puis devenue Collective Center et évacuée ces dernières années ; celles des voix humaines et non-humaines qui peuplent l’endroit. Cette biographie matérielle aurait pu prendre la forme du roman Anima de Wajdi MouawadWajdi Mouawad, Anima. Babel. Arles: Actes Sud, 2015.. Ce roman policier présente la singularité de changer de narrateur à tous les chapitres – ces narrateurs étant en fait des animaux qui assistent aux différentes scènes. J’aurais ainsi pu explorer, par une fiction plus qu’humaine, les différents points de vue de Medea, les différents agents à différentes échelles. Ce roman fictif ne verra sûrement jamais le jour, mais, pour sortir du regard mortifère, je propose néanmoins dans mon travail une biographie matérielle par voie détournée.
Rêver les herbiers
Mon enquête s’est orientée vers la pratique de l’herborisation et la réalisation d’herbiers. Les plantes en effet participent activement aux transformations de Medea et recèlent des points de vue singuliers sur le bâtiment. Elles tiennent lieu de sujets narratifs qui ouvrent la voie à de multiples récits. Avec les plantes, souligne la biologiste amérindienne Robin Wall Kimmerer :
« C’est un entrelacement de science, d’esprit et d’histoire – d’histoires anciennes et d’histoires nouvelles qui peuvent être un remède à notre relation brisée avec la terre, une pharmacopée d’histoires de guérison qui nous permettent d’imaginer une relation différente, dans laquelle les gens et la terre sont un bon remède les uns pour les autres.Traduction personnelle. Original : « It is an intertwining of science, spirit, and story—old stories and new ones that can be medicine for our broken relationship with earth, a pharmacopoeia of healing stories that allow us to imagine a different relationship, in which people and land are good medicine for each other. », Robin Wall Kimmerer, Braiding Sweetgrass. Indigenous Wisdom, Scientific Knowledge and the Teachings of Plants. Minneapolis: Milkweed Editions, 2015, x. »
Cette philosophie de terrain, qui a des allures de sorcellerie de terrainStarhawk, Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique. Traduit par Morbic. Paris: Cambourakis, 2021., repose sur trois tâches et modalités : collecter, connecter, fabuler.
Collecter la flore consiste tout d’abord en un art de l’attention et vise à créer in situ de nouvelles constellations de sensRomain Bertrand, Le Détail du monde. L’art perdu de la description de la nature. Paris: Points, 2022.. Les herbiers permettent ainsi de dépasser l’aporie dualiste entre théorie et pratique : la pratique est d’emblée théorie et la théorie se pratique, dans la mesure où la collecte apparaît comme un lieu de questionnement sur la nature de l’herbier lui-même. L’herborisation est une technique située : elle implique un corps genré qui sélectionne certains spécimens de plantes autant qu’il dialogue avec eux. Les herbiers tendent à rejeter toute forme d’approche monologique et univoque des plantes : malgré le travail de discrimination sur lequel ils reposent, ils suggèrent que la collecte se fait davantage avec un panier qui collecte qu’avec une lame qui tranche.
Connecter les matières se réfère ensuite à la matérialité des herbiers, qui mettent en page les plantes collectées après leur séchage : leur physicalité est tangible, leur évolution temporelle est multisensorielle, leur détérioration est inéluctable. Ils montrent de manière frappante la vulnérabilité de la pensée. De plus, les herbiers instaurent des proximités : ils établissent des liens humains et non humains, entre l’herboriste et ses prédécesseurs, entre l’herboriste et les plantes, les pages et les herbes, la vie et la mort, la description amoureuse et l’arrachage des plantes. En un étrange care post-mortem, voire un care trans-mortem, ils invitent notamment à questionner la place des matières abiotiques et plus généralement à développer des cosmologies matérielles ambiguës.
Fabuler les fuites renvoie enfin au fait que ces herbiers sont traversés par des pratiques discursives : ils appellent des discours qui les présentent, les commentent, les racontent. À certains égards, les herbiers sont mêmes envahis par les histoires et les rêves des naturalistes, des herboristes, des non humains. Pour sortir des catégories fixatrices, qui étiquettent et mortifient les spécimens, les dates et les lieux, j’imagine des herbiers qui reposent sur la fabulation. Un point de départ est de faire rêver les noms des plantes au-delà des nomenclatures binomiales de la science colonialeKathleen Cruz Gutierrez, « What’s in a latin name?: Cycas wadei & the politics of nomenclature ». Philippine Journal of Systematic Biology 12, No. 2 (2018), 24‑35.. Fabuler les herbiers pourrait alors consister à imaginer des taxonomies spéculatives, relationnelles, narratives.
Alors que j’effectuais un herbier dans une pièce de Medea, « la serre » – car c’est un lieu où les plantes poussent massivement à l’intérieur –, je me suis rendue compte que cet herbier était hanté par la figure d’Artémis. Deux espèces y étaient notamment surreprésentées : l’ambroisie (Ambrosia Artemissiifolia) et l’armoise annuelle (Artemisia annua), de jolies petites adventices assez odorantes. De fil en aiguille, de rêves en légendes, je me suis rappelée de la légende de Médée – dont le nom se rattache à la racine indo-européenne « med- », qu’on retrouve dans le mot latin medicina, la médecine. Dans la mythologie en effet, Médée se déguise en prêtresse d’Artémis pour venger le père de Jason, qui s’est fait usurper le trône : elle trompe ainsi les quatre filles de l’usurpateur Pélias avec un chaudron d’herbes magiques. Mon herbier est traversé aussi par ces histoires-là : il relie alors l’histoire du sanatorium et des travailleurs médicaux soviétiques, l’étymologie du nom « Médée », les ruines du soviétisme et du capitalisme, la taxonomie des plantes adventices présentes sur place et les légendes qui peuplent nos imaginaires.
Les herbiers fabulatifs promettent donc de participer à une attention augmentée envers les êtres en présence, dans leur singularité. Ils rendent possible une écoute des humain·es et des non humain·es dans leurs propres termes. Plutôt que d’imposer un cadre fixe et centré sur l’être humain aux plantes et à leur histoire, les herbiers fabulatifs nous invitent à nous adapter aux différentes façons dont les êtres s’expriment, à travers leurs formes, leurs cycles de vie, leurs interactions et leurs mythologies. Cette approche résiste à la tendance à réduire les non humains à des objets d’étude statiques et favorise plutôt une compréhension dynamique et relationnelle qui reconnaît leur agentivité, leur présence et leur capacité à façonner des récits. Leurs histoires nous engagent dans de nouvelles façon de penser, de nous lier et de nous guérir, comme le souligne Kimmerer : « nous ne pouvons pas véritablement guérir, restaurer, sans mettre en récit. En d’autres termes, notre relation avec la terre ne peut pas guérir tant que nous n’avons pas entendu ses histoiresTraduction personnelle. Original : « We can’t meaningfully proceed with healing, with restoration, without ‘re-story-ation.’ In other words, our relationship with land cannot heal until we hear its stories ». Robin Wall Kimmerer, Braiding Sweetgrass, 9. Robin Wall Kimmerer associe ainsi de manière poétique la restauration (restauration) et la mise en récit (re-story-ation). ». Avec les fabulations herboristes, il ne s’agit plus de penser à propos des plantes – et donc à leur place – mais avec elles ; non plus de les regarder, mais de sentir le monde tel qu’elles le sentent, d’écrire comme elles éprouvent. Les plantes, en effet, peuvent nous raconter des histoires, que nous devons apprendre à écouter. Les herbiers fabulistes traversent les temporalités, les récits et les rêves – ceux des naturalistes, des guérisseuses et des sorcières, ceux des spécimens séchés, ceux du sanatorium et ceux des herbiers. Ces fabulations permettent de se dégager d’une « écologie des épinglements », qui épingle les noms et les spécimens, qui cloue des cases et fige des filiations. Ils m’aident au contraire à esquisser une « écologie des fuites », une écologie susceptible de mettre en scène de manière tangible les devenirs inattendus et l’épaisseur temporelle de la matière – mais c’est une autre histoire.
Conclusion
Au terme de ce parcours, je repense à l’« histoire universelle négative », que propose Chakrabarty, à la fin de « Quatre Thèses », cette histoire qui permet au particulier d’exprimer sa résistance et son imbrication dans la totalité : ce qui est non identique à la totalité, rappelons-nous, doit pouvoir s’exprimer en résistant à son incorporation complète dans la totalité alors même qu’il est incorporéDipesh Chakrabarty, Après le changement climatique, penser l’histoire, 101‑3.. En me gardant bien de comparer Medea à la planète, ou de confondre des problématiques temporelles très différentes, il me semble pourtant que la narration permet justement cette articulation transcalaire du particulier et de la totalité. Les récits plus qu’humains, particuliers, opèrent justement le geste vers un « nous », sans pour autant y disparaître. De plus, ils sont en mesure de décentrer l’humain et de tenir ensemble des temporalités télescopées. Les histoires semblent alors tenir lieu d’outils de passage, de connexion, voire même de traduction, d’une échelle spatio-temporelle à une autre.