Du bon infini

Alexander Galloway développe une critique stimulante d’un discours écologique obsédé par la finitude, en diagnostiquant les distorsions idéologiques à l’œuvre lorsque l’humanité se replace au centre du jeu au moment même où elle cause sa propre destruction. Contre le fatalisme nihiliste (qui nous invite à « vivre avec » l’effondrement climatique), Galloway ressuscite le « bon infini » de la philosophie contemporaine dans le but de réinternaliser la crise comme une occasion d’agir politiquement. Pourrons-nous troquer l’orgueil égocentré pour un amor fati révolutionnaire, afin de transformer le déterminisme climatique en une action politique qui mette fin au capitalisme ? Un appel audacieux à nous ressaisir de l’infini pour lutter contre l’apathie.

Il y a quelques années, une nouveauté a surgi sur les rues et les trottoirs de la ville de New York, les Américains ayant enfin rattrapé le reste du monde, où des changements de ce genre s’étaient déjà produits. Les poubelles de recyclage avaient enfin fait leur apparition dans l’espace public. Près de chez moi, les poubelles sont arrivées par paires, chacune portant une étiquette : « Recyclage » et « Décharge ». Cela me sembla un moment typiquement baudrillardien. La poubelle de recyclage est le faux supplément qui existe pour nous faire croire que la poubelle est réelle. Et il ne s’agit plus seulement de déchets, mais de décharge (landfill). L’entité même que les écologistes des années 1970 s’efforçaient d’endiguer réapparaît aujourd’hui sur le mode d’un privilège spécial accordé à tous. Je recycle les déchets de la main gauche et je les fais proliférer de la main droite. À l’instar de ce mécanisme sournois qu’on appelle les crédits de pollution, qui accorde aux industries toxiques le droit de polluer à condition qu’elles monnayent ce droit sur les marchés, je peux désormais ruiner la terre sans culpabilité, à condition de recycler. Je revendique mon droit à la décharge parce que, après tout, c’est ma terre, et que je peux en abuser comme bon me semble.

Le concept d’Anthropocène réalise une opération idéologique similaire. Il y a plusieurs années, des experts, des critiques, des philosophes et des scientifiques ont commencé à décrire l’époque actuelle comme l’Anthropocène, une époque de l’histoire géologique de la Terre définie par la présence de l’être humain, et en particulier de ses polluants. Il y a peu de temps encore, l’humanité pensait la nature comme une Grande Nature, une sorte d’entité trop impénétrable pour se prêter à la description, trop massive pour être réellement comprise. Or, l’histoire naturelle de la planète a désormais été irréversiblement altérée par l’influence démesurée de l’humanité.

Comme la poubelle nommée « Décharge », le concept d’Anthropocène est en proie au vertige postmoderne. Il accuse l’humanité d’avoir failli à son devoir, mais seulement pour promulguer un nouveau récit historique où l’humanité se retrouve au centre. On dit à l’humanité qu’elle a échoué, puis on la met en vedette. On nie sa capacité d’agir, puis on la lui attribue de nouveau. Ironiquement, ce terme est utilisé le plus souvent par des écologistes autoproclamés, ces opposants de toujours aux changements provoqués par l’être humain. Dans les milieux universitaires, c’est un terme à la mode chez les post-humanistes et les nouveaux matérialistes, qui affirment, à des degrés divers et de différentes manières, que les humains n’ont pas de privilège ontologique, qu’ils sont une entité sur un pied d’égalité avec toutes les autres entités. Mais qu’en est-il ? Est-ce que nous sommes spéciaux, oui ou non ? Est-ce que nous sommes suffisamment spéciaux pour nous mesurer à la planète ? Ou bien ne sommes-nous qu’un tas de machines désirantes comme les autres, pas si différentes d’une humble souris ou d’une chaîne d’acide désoxyribonucléique ?

Donnons un autre nom à cette inversion idéologique. Au lieu d’Anthropocène, appelons-la l’orgueil du réchauffement (warm pride). L’orgueil du réchauffement, c’est se sentir suffisamment important pour altérer les territoires à l’échelle des temps géologiques. L’orgueil du réchauffement, c’est être suffisamment puissant pour réorganiser la planète (mais apparemment pas assez pour l’arrêter). L’orgueil du réchauffement, dans un tel état conflictuel, se divise selon les lignes classiques de la métaphysique. L’orgueil du réchauffement a une composante ontique et une composante ontologique. La première concerne l’existence réelle dans le monde, l’autre se rapporte à l’être en tant que tel. L’orgueil du réchauffement insiste sur le fait que les humains ont un impact en matière d’existence, mais qu’ils sont périphériques en matière d’être. Il stipule que l’humanité peut être ontiquement fière, tant qu’elle reste ontologiquement humble. Le clivage entre ces deux domaines fait partie du carburant qui alimente la warm pride. Quelqu’un peut faire preuve d’orgueil envers le monde naturel, à condition de souscrire à l’annihilation au niveau de l’être. La logique du vivre avec ne fonctionne que parce qu’elle est dissociée de la logique de l’extinction. Telle est la logique de la warm pride d’aujourd’hui. L’humanité occupe une place de choix dans l’histoire géologique, mais uniquement dans le cadre d’un récit de déclin qui se termine d’une seule et unique manière. L’humanité est assez puissante pour faire n’importe quoi, mais seulement s’il s’agit d’une seule et unique chose. Les pouvoirs de l’humanité semblent infinis, à l’exception du climat où nous restons à jamais prisonniers de notre propre finitude.

Pendant ce temps-là, le discours autour de l’écologie ne cesse d’évoluer. La discussion autour du réchauffement climatique a évolué lentement mais sûrement, en passant de « lutter » contre le réchauffement à « vivre avec le réchauffement ». On est passés du vocabulaire de l’équilibre naturel à celui d’une évolution irrésistible. Je trouve cela particulièrement étonnant. Nous, les modernes, partisans d’une rationalité sobre et de l’absence de toutes contraintes, avons fini par succomber à l’ultime amor fati. Toujours réticente à adhérer à un régime disciplinaire qui restreindrait son mode de vie, l’humanité se soumet désormais volontairement à la plus grande des forces. Les anciens pragmatiques les plus pondérés adoptent aujourd’hui, sans le vouloir, un fatalisme brutal. Le changement climatique = le destin.

Une telle manipulation idéologique met en péril la croyance en l’écologie, du moins pour moi. La proximité à la fois étymologique et conceptuelle de l’écologie avec l’économie n’arrange rien. De plus, l’écologie est souvent liée aux discours sur les réseaux, les environnements et les systèmes, un ensemble de concepts qui mérite une bonne dose de scepticisme. La prépondérance de ces concepts indique une sorte de pessimisme du réseau, que l’on peut définir comme la tendance à considérer que tout fait immédiatement partie d’un réseau ainsi que la tendance à exclure toute alternative à ces réseaux, si ce n’est en inventant un nouveau réseau, encore plus séduisant. Compte tenu de mon scepticisme prononcé à l’égard de la pensée en réseau, j’ai également cultivé un scepticisme similaire à l’égard de l’écologie ou de la pensée écologique. Tout comme les soi-disant défenseurs de la démocratie traitent les publics qu’ils sont censés représenter avec violence et cruauté, les défenseurs de l’écologie comptent parmi eux certaines des institutions les plus sales et les plus réactionnaires de la planète, qui se vantent généralement de noms heureux tels que « Fonds vert pour le climat » ou « Beyond Petroleum » (Au-delà du pétroleBP (anciennement British Petroleum), l’un des plus grands pollueurs de l’histoire du monde, s’est rebaptisé « Beyond Petroleum » en 2001.). En parallèle, des intellectuels influents comme le sociologue français Bruno Latour ont insisté sur le rejet du concept de nature en faveur de l’écologie et de la pensée écologique, la nature étant intrinsèquement entachée d’essentialisme et de romantisme, du moins dans la version latourienne. Pourtant, aujourd’hui, il semble de plus en plus judicieux de se rallier à l’opinion exactement inverse. Que signifierait rejeter l’écologie et préférer la nature ?

Heureusement, une série de contre-courants ont émergé ces dernières années pour aider à démêler ce fouillis. Je fais référence à l’attention accrue portée à l’écologie (et même à la nature) dans la théorie marxiste contemporaine, une aile de la gauche intellectuelle qui était sous assistance respiratoire depuis plusieurs décennies, ne reprenant vie qu’occasionnellement au milieu d’un déclin en apparence interminable. De nombreux marxistes, dont ma propre personne, ont été encouragés par l’ouvrage de Kohei Saito, Marx in the Anthropocene : Towards the Idea of Degrowth Communism, une enquête marxologique approfondie sur le penchant du vieux Marx pour la géologie, les nutriments du sol et ce que Saito décrit comme une série de préoccupations écosocialistesKohei Saito, Marx in the Anthropocene : Towards the Idea of Degrowth Communism, Cambridge, Cambridge University Press, 2023. Le terme « écosocialiste » est évidemment anachronique, et Marx était un communiste et non un socialiste, mais il s’agit là d’objections mineures.. (Ne vous attendez cependant pas à un livre sur le pétrole, les panneaux solaires ou le véganisme ; les talents exégétiques de Saito entraînent les lecteurs et lectrices dans une odyssée d’un autre genre). Parallèlement, Andreas Malm s’est imposé comme l’un des intellectuels et activistes les plus intelligents, mais aussi parmi les plus fougueux de l’aile écologiste du marxisme. Il est célèbre pour son livre sur les pipelines (qui fût adapté au cinémaVoir Andreas Malm, How to Blow Up a Pipeline : Learning to Fight in a World on Fire, New York, Verso, 2021. Traduit en français sous le titre : Comment saboter un pipeline, Paris, La Fabrique, 2020. L’adaptation cinématographique, réalisée par Daniel Goldhaber, s’intitule How to Blow Up a Pipeline (2022). Comme d’autres avant moi l’ont déjà souligné, le livre de Malm sur les pipelines en dit long sur la politique climatique mondiale, mais n’explique pas aux lecteurs et lectrices comment faire sauter un oléoduc ; tandis que l’adaptation cinématographique montre au public comment faire sauter un oléoduc, mais ne dit pas grand-chose sur la politique climatique mondiale.), mais je suis également enclin à recommander son livre, Avis de tempête. Nature et culture dans un monde qui se réchauffe, dans lequel il démolit plusieurs tendances intellectuelles récentes qui visent à parler au nom de l’écologie tout en sapant activement toute possibilité de changement politique réelAndreas Malm, The Progress of This Storm. Nature and Society in a Warming World, Londres, Verso, 2018. Traduit en français sous le titre : Avis de tempête. Nature et culture dans un monde qui se réchauffe, Paris, La Fabrique, 2023.. Il s’agit notamment du connexionnisme à l’eau de rose latourien et du matérialisme kitsch de la théoricienne politique américaine Jane Bennett, deux tendances auxquelles Malm s’oppose fermement. « Moins de Latour, plus de Lénine » ; « L’analyse exige des lames de rasoir » : Malm possède assurément une sacrée plumeMalm, The Progress of This Storm, op. cit., p. 118 et 186. !

Malm et Saito s’attardent tous deux sur l’expression de « rupture métabolique » (metabolic rift), un concept que John Bellamy Foster semble avoir fabriqué à partir de plusieurs références chez MarxPar exemple, dans Le Capital, Marx définit le travail comme un acte influençant « le métabolisme entre [l’être humain] et la nature » (Karl Marx, Le Capital : Critique de l’économie politique, vol. 1, Paris, PUF, 1993, p. 199). Plus tard, dans le Capital, vol. 3, Marx parle d’un « hiatus irrémédiable dans l’équilibre du métabolisme social » (Karl Marx, Le Capital : Critique de l’économie politique, vol. 3, trad. Cohen-Solal, Badia, Montréal, Nouvelle Frontière, 1976, p. 735).. L’adjectif « métabolique » fait référence à la relation dynamique entre l’humanité et le monde naturel, tandis que le terme de « rupture » implique que cette relation est déréglée. Jusqu’à présent, tout va bien. Seuls les conservateurs les plus convaincus contestent encore que quelque chose ne va pas, même si de nombreux conservateurs (et en fait de nombreux libéraux aussi) contestent vigoureusement les remèdes possibles. Pourtant, des auteurs comme Malm et Saito ne craignent pas de passer à l’étape logique suivante. En effet, si « croire en la science » signifie admettre la rupture métabolique, cela veut dire également admettre une ontologie dualiste. Quelles sont les choses qui se séparent si ce n’est le monde naturel et le monde artificiel ? Je dois admettre que j’ai été surpris de voir ces deux auteurs très lus se prononcer en faveur d’un dualisme ontologique entre la société et la nature, en utilisant Marx comme preuve, compte tenu de la force de l’orthodoxie contemporaine qui rejette la bifurcation de la nature. Comme Saito, mais de manière plus directe et conflictuelle, Malm montre que la critique des binarismes est, en quelque sorte, stupide. En réalité, la critique finit par être plutôt réactionnaire lorsqu’il s’agit du débat sur le climat. Toujours aussi sèchement, Malm a même choisi « La valeur des binarités » comme titre de section dans Avis de Tempête. Pour Malm, les binarismes sont nécessaires, à la fois au niveau du diagnostic (l’humanité détruit la nature), et au niveau de l’action (de quel côté êtes-vous ?). Je ne peux qu’imaginer la réaction probable des différents publics, en particulier celle venant des rangs du féminisme et de la théorie queer. Pas positive, j’imagine.

Permettez-moi donc d’exposer clairement ma position, qui n’est pas compliquée. Nous devons éliminer la pollution par le carbone de l’atmosphère. Pour ce faire, nous devons mettre fin au capitalisme. C’est une question de motivation, d’action et de volonté. Les questions épistémologiques telles que « croire en la science », et a fortiori les querelles sur le fossé nature-culture, sont pratiquement dénuées de sens à ce stade avancé. 

L’infini, mauvais et bon

« La terre est finie », écrit Saito dans Marx in the Anthropocene. Et pourtant, « le capital est incapable de se limiter lui-mêmeSaito, Marx in the Anthropocene, op. cit., p. 18. ». En effet, la catastrophe climatique nous invite à nous interroger sur la relation entre le fini et l’infini. Pourtant, rares sont ceux qui, avant l’époque contemporaine, c’est-à-dire avant l’avènement de l’effondrement écologique induit par l’homme, auraient affirmé que « la terre est finie ». Au contraire, la terre, son sol, sa nature, ont fonctionné pendant des millénaires comme l’exemple même de l’absence de limites.

Tout au long de l’Antiquité, l’infini est apparu à travers une série de crises, des paradoxes de Zénon à la découverte des nombres irrationnels par les Pythagoriciens. À cela s’ajoute la tradition de l’atomisme, qui tentait d’arrêter la régression infinie de la nature continue par une sorte de fondement ultime, l’atomos ou élément « indivisible ». Peut-on se passer de ces sortes de fondations ultimes ? Peut-on penser directement le continu ? « Anaxagore a été le premier à nous donner le concept d’infini », a écrit le mathématicien Hermann Weyl dans son livre Levels of Infinity. Il cite Anaxagore : « Dans le petit, il n’y a pas un plus petit (absolument), mais il y a toujours un plus petit (relativement). Car ce qui est ne peut (par aucune division, quelle qu’en soit l’étendue) jamais cesser d’être »… « Le continuum, selon Anaxagore, poursuit Weyl, ne peut pas être constitué à partir d’éléments discretsHermann Weyl, Levels of Infinit. Selected Writings on Mathematics and Philosophy, Mineola, Dover, 2012, p. 17, (emphase supprimée). ». Pendant des siècles, le continuum a entretenu une relation spéciale avec l’infini, à la fois de manière extensive et intensive. À l’extérieur, le continuum s’étend indéfiniment, tandis qu’à l’intérieur, il se poursuit sans ruptures ni lacunes, sans aucun ancrage fixe qui puisse servir d’unité de mesure de base.

Même à cette époque-là, l’infini était compris selon deux espèces fondamentalement différentes : l’apeiron (ou l’illimité) et l’aoristos (ou l’indéterminé). Le premier indique la continuité de l’infini – soit interne (l’infinitésimal), soit externe (le transfini) – tandis que le second agit comme une sorte de cryptage, littéralement une dissimulation, ou une façon de dire moins, l’indéterminé étant la chose dont on ne peut que dire moins. Si l’apeiron est célèbre en raison de la discussion assez molle d’Aristote sur l’infini dans la Physique, le second, aoristos, est tout aussi familier, du moins pour toute personne qui a étudié la grammaire grecque ancienne, car l’« aoriste » est le nom donné au passé simple indéterminé. Pendant longtemps, jusqu’à la période scolastique, l’opinion d’Aristote sur l’infini a occupé une place d’honneur. Aristote avait notoirement rejeté toute forme d’infini « réel », n’autorisant qu’une sorte d’infini potentiel, un infini en attente qui pouvait être postulé, mais jamais réellement atteintVoir notamment le livre 3 d’Aristote, Physique, trad. Pellerin, Paris, GF Flammarion, 2021.. Cela a finalement conduit au dicton scolastique, infinitum actu non datur, « il n’y a pas d’infini réel », et débouché sur de nombreuses années de scepticisme à l’égard de la réalité de l’infini.

L’histoire typique, voire cliché, de la modernité est celle du nihilisme et de la finitude. L’homme a été jeté dans une existence sécularisée, dans ce monde banal et profane, et il doit s’en accommoder d’une manière ou d’une autre. Rappelons l’importance de la finitude dans l’œuvre de Martin Heidegger ou, beaucoup plus récemment, dans le livre de Martin Hägglund intitulé This Life. Secular Faith and Spiritual Freedom publié en 2019Martin Hägglund, This Life. Secular Faith and Spiritual Freedom, New York, Pantheon, 2019.. Le travail de Hägglund est souvent captivant, notamment parce que la finitude devient l’impulsion logique d’une éthique. Pour Hägglund, les êtres humains sont des créatures intrinsèquement finies. Personne n’est immortel. Ainsi, selon Hägglund, l’essence de l’humanité devrait être fondée sur une éthique du soin. C’est donc dans l’absence même de l’infini que Hägglund trouve son programme éthique moderne.

Notons que cette histoire moderne de la finitude n’est pas tout à fait vraie. Ou du moins, plusieurs personnalités éminentes ne seraient pas du tout d’accord, voire arriveraient à une position diamétralement opposée. L’une des objections les plus virulentes viendrait probablement de G.W. Leibniz. Dès le XVIIe siècle, Leibniz a élaboré une fantastique philosophie de l’infini. Sa croisade visait le niveau de l’être et de la pensée, mais on peut également dire qu’il a inventé (ou co-inventé avec Isaac Newton) une technologie de l’infini qui existe réellement et que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de calcul infinitésimal. Leibniz a même complété ses calculs sur papier en construisant une machine à calculer, un proto-ordinateur capable de mécaniser l’infini, pas à pas.

Au-delà de ses réflexions ésotériques sur l’infini dans les mathématiques et le calcul, Leibniz a également porté son attention sur le monde naturel, avec parfois un langage qui ressemble aujourd’hui à un discours écologique. Leibniz aimait illustrer ses idées par ce que nous pourrions appeler une théorie de l’infini naturel qui en fait l’analogue d’un « bassin de marée » ou d’un « étang de forêt ». Imaginez que vous vous promenez sur une côte et que vous regardez dans un bassin de marée, invitait Leibniz à ses lecteurs, vous y trouverez une fantaisie microscopique de petites créatures, chacune avec son propre monde, chacune contenant des univers à l’intérieur d’autres univers. Ou, comme l’écrit Leibniz dans sa Monadologie : « il y a un Monde de créatures, de vivants, d’Animaux, d’Entéléchies, d’Âmes dans la moindre partie de la matièreGottfried Wilhelm Leibniz, Discours de Métaphysique. Monadologie, Paris, Gallimard, 2004, p. 237. ». Le fantasme de la régression se poursuit vers l’infiniment petit. « Chaque portion de la matière peut être conçue comme un jardin plein de plantes, et comme un Étang plein de poissons. Mais chaque rameau de la plante, chaque membre de l’animal, chaque goutte de ses humeurs est encore un tel jardin ou un tel étangIbid. ».

Le calcul mathématique de Leibniz a sans doute influencé sa conception d’une régression naturelle vers des morceaux de plus en plus petits, sans fin. Les historiens des sciences ont également identifié un outil plus tangible, le microscope, qui a pu influencer le philosophe baroque. Le développement des microscopes dans les décennies qui ont précédé ses écrits a probablement aidé Leibniz à imaginer un monde caché d’infinitésimaux. Ou, comme l’a décrit l’experte du classicisme Catherine Wilson :

Les progrès de la microscopie [ont convaincu Leibniz] qu’à chaque degré d’une échelle allant du visible à l’infiniment petit, on retrouvait de l’organisation et de l’activité… [Le monde de Leibniz] grouille de vie et d’activité ; les animaux sont pleins d’animaux plus petits et même les espaces vides entre les animaux sont remplis de créatures vivantes… [Leibniz] a expliqué dans une lettre […] que le microscope révèle la présence de 800 000 petits animaux dans une seule goutte d’eau « dont chacun est aussi éloigné du premier élément de Descartes que nous-mêmes » et dont chacun peut être composé d’animaux et de plantes plus petits ou de « corps hétérogènes » jusqu’à l’infiniCatherine Wilson, « Leibniz and Atomism », Studies in History and Philosophy of Science, 13, no. 3, septembre 1982, p. 175-199, ici p. 176 et 195..

La vision leibnizienne de la nature infinie est d’une grande beauté. Il s’agissait d’une nature fractale, d’une nature complexe. Pourtant, cette complexité délicate était également déterministe dans sa totalité. Même les plus petites créatures étaient soumises au principe de la raison suffisante, une règle d’or de l’univers. Si elle n’est pas toujours visible à l’œil humain, elle est certainement connue de façon absolue dans l’esprit de Dieu. C’est pourquoi Gilles Deleuze, dans un séminaire de 1980, a décrit Leibniz comme un philosophe de l’ordre, un philosophe de l’ordre et de la police, des mots durs venant de Deleuze, bien sûr. « Abominable », insistait-il. « Leibniz est abominableGilles Deleuze, Séminaire « Sur Leibniz », 15 avril 1980, https://www.webdeleuze.com/textes/50. ». (Pour comparer, Deleuze qualifiait Spinoza d’« anti-Leibniz », un surnom révélateur, compte tenu de l’affection que Deleuze portait à SpinozaIbid..)

Mais ces fantaisies microscopiques – les 800 000 petites créatures de Leibniz nageant dans une seule goutte d’eau – indiquent également pourquoi Deleuze a choisi de ne pas rejeter Leibniz d’emblée. En fait, Deleuze a organisé pas moins de trois séminaires sur Leibniz au cours des années 1980, suivis d’un livre d’étude, Le Pli. Leibniz et le Baroque, publié en français en 1988. Ce court volume est sans aucun doute l’un des miracles secondaires de Deleuze – je le dis sans hésiter – surtout que le livre n’a certainement pas gagné en qualité avec la fameuse traduction anglaise de Tom Conley. Pourtant, même avec une connaissance superficielle de Deleuze, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi ce philosophe a été attiré par les mondes en poupées russes de Leibniz, un univers fractal, continu et identique à lui-même à tous les niveaux d’échelle jusqu’à l’infini le plus petit. J’imagine Deleuze amusé, mais aussi émoustillé en lisant les passages de Leibniz sur la loi de continuité et l’identité des indiscernables. Après avoir trouvé quelques références éparses aux « plis » chez Leibniz, Deleuze a refondu le vocabulaire peu deleuzien du philosophe baroque (monades, âmes, langue universelle, suffisance de la raison) en une histoire parallèle où il était question d’opérations, des caractéristiques, des plis de la matière et des plis de l’âme. « L’unité de matière, le plus petit élément du labyrinthe, est le pli », écrit Deleuze, enivré par l’univers leibnizien. « Toujours un pli dans le pli, comme une caverne dans une caverneGilles Deleuze, Le pli. Leibniz et le Baroque, Paris, Éditions de Minuit, 1988, p. 9. ».

Après avoir évoqué le potentiel éthique de la finitude moderne, nous pouvons maintenant nous pencher sur la nature morale de l’infini. Ce n’est pas G.W.F. Hegel qui a rendu l’infini moral, un exploit déjà accompli il y a des millénaires, mais c’est lui qui a formulé la question le plus franchement en établissant une distinction nette entre le bon et le mauvais infiniG.W.F. Hegel, La science de la logique, trad. Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 2015, p.  195-206.. Un pli dans un pli, une caverne dans une caverne, x dans x – hélas, tous ces mots d’ordre restent pour Hegel prisonniers du mauvais infini. L’infini (le mauvais) peut être défini comme une série d’opérations répétitives. Comment compter jusqu’à l’infini ? La réponse de Hegel était : ajoutez un, et continuez à ajouter un pendant très longtemps. Entrez dans une caverne, puis dans une caverne plus petite, et ainsi de suite jusqu’à l’infini. Pourtant, si ces cavernes imbriquées pouvaient induire l’infini, ce serait un mauvais infini. « Une seule et même alternance ennuyeuse » est le mot d’ordre de Hegel pour renoncer à ce genre de boucle arithmétiqueIbid. p. 204.. Poussé par une simple obligation mécanique, le mauvais infini poursuit sa route, englobant une étendue infinie (au mieux), sans jamais surmonter sa propre régularité statiqueLa mauvaise infinité de Hegel semble avoir anticipé la notion de pulsion de mort de Freud, définie par ce dernier comme « la compulsion de répétition ». Voir Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir, Paris, Points, 2014, p. 23-24.. L’infini de Leibniz était-il un mauvais infini ? Hegel, au moins, a répondu par l’affirmative.

Tout cela revient à insister sur le bon infini, à insister, même en ces temps cyniques, sur le fait qu’il existe un bon infini et que le bon infini est en effet bon. En fait, bien que l’expression « mauvais infini » apparaisse plusieurs fois dans La science de la logique, Hegel n’a jamais parlé de « bon infini » en tant que tel. Il fait plutôt référence au « véritable » concept d’infini et à « l’infini de la raison », comme les marques d’une sorte de subsomption qualitative du simple comptage arithmétiqueHegel, La science de la logique, op. cit., p. 198.. En un sens, Hegel a anticipé au début du XIXe siècle ce que Georg Cantor allait démontrer vers la fin du siècle, à savoir la distinction absolue entre deux registres différents de l’infini, entre ce que Cantor a défini comme l’infini naturel et l’infini réelVoir Georg Cantor, « On a Property of the Set of Real Algebraic Numbers » dans William Ewald (éd.), From Kant to Hilbert. A Sourcebook in the Foundations of Mathematics, Volume 2, Oxford, Oxford University Press, 1996,p. 839-843.. Bien qu’il semble que le mauvais infini de Hegel soit identique au plus petit infini de Cantor (l’infini composé des nombres rationnels, également connu sous son nom technique aleph-zéro), il n’est pas certain que le bon infini de Hegel corresponde au plus grand infini de Cantor (l’infini composé des nombres réels). La dialectique de Hegel ne fournit pas tant le réel continu que « l’unité si décriée du fini et de l’infiniHegel, La science de la logique, op. cit., p. 207. ». En d’autres termes, la logique de Hegel passe de l’arithmétique à la dialectique, et non pas simplement de l’arithmétique au réel.

Le philosophe français contemporain Alain Badiou a désambiguïsé encore davantage ce maquis compliqué. Étant donné que Cantor a été l’une des principales influences de Badiou et qu’il est à l’origine de la théorie mathématique moderne de l’infini, il n’est pas surprenant que la rencontre avec l’infini traverse une grande partie de l’œuvre de Badiou. Badiou a consacré une longue section à l’infini dans son important traité de 1988, L’Être et l’événementAlain Badiou, L’Être et l’événement, Paris, Seuil, 1988.. Et l’infini est le cœur opérationnel du récent volume L’immanence des vérités, dans lequel Badiou bouleverse la position finitiste défendue par Heidegger ou Hägglund. « Le fini n’est jamais qu’un résultat », a insisté Badiou. « [L]e fini est en général le résultat du croisement opératoire de deux infinis de type différent (de puissance différente)Alain Badiou, L’immanence des vérités, Paris, Fayard, 2018, p. 15, emphase originale omise. ». En d’autres termes, pour Badiou, il existe deux vastes infinis – peut-être les deux de Hegel, ou peut-être les deux de Cantor – et ces infinis se croisent d’une manière ou d’une autre. À l’intersection apparaissent des choses finies de différentes sortes (y compris des sujets). Ou pour traduire en vocabulaire hégélien : le bon et le mauvais infini se croisent ; le résultat, c’est nous.

Selon Hegel, cette intersection était une « unité décriée », mais Badiou a poussé le scandale encore plus loin. Dans L’immanence des vérités, ainsi que dans d’autres ouvrages, Badiou a défini la modernité elle-même comme une séquence de l’infini et du fini, en affirmant plus précisément que l’infini précède le fini. Du point de vue du mauvais infini, cela n’a guère de sens ; le mauvais infini est défini comme la somme d’étapes finies, effectuées les unes après les autres, avançant de façon monotone vers l’infini. En un sens, Badiou a inversé le récit typique de la décadence moderne. La modernité n’est pas le signe que l’humanité s’éloigne de l’absolu et qu’elle est donc obligée de se confronter à la finitude terrestre. Au contraire, selon Badiou, la modernité part de l’infini et engendre ensuite des entités, des rencontres et des expériences finies. D’un point de vue technique, cela est sans aucun doute vrai : ce n’est qu’à l’époque moderne que les mathématiciens ont été en mesure de fournir des bases rigoureuses pour penser le continu. « Dedekind est un vrai moderne », a déclaré Badiou à propos de Richard Dedekind, un contributeur important à la théorie moderne du continu. « Dedekind sait que l’infini est plus simple que le finiAlain Badiou, Number and Numbers, trad. Robin Mackay, Cambridge, Polity, 2008, p. 32. ».

Une apathie bouleversante

Il n’est donc pas étonnant que Badiou ait également conservé une place spécifique pour Leibniz dans son panthéon, puisque Leibniz a lui aussi mis l’infini au centre de sa philosophie. Plutôt qu’une abomination (comme le disait Deleuze), Leibniz était une véritable merveille moderne aux yeux de Badiou. « Leibniz ! Quelle virtuosité ! Quel agrément constant ! Quel appétit de connaissances et de jouissances ! » écrit Badiou dans Logique des mondesAlain Badiou, Logique des mondes, Paris, Seuil, 2006, p. 568-569.. En fait, Badiou fait l’éloge de Leibniz avant d’admettre qu’il ne peut pas « prendre Leibniz entièrement au sérieux », étant donné le penchant de Leibniz pour la collecte et la réconciliation de tant de fils disparates. Sur ce point, Badiou est d’accord avec Deleuze : l’architecture mentale de Leibniz était en fait une architecture baroque, comme « les églises baroques du sud de l’Allemagne, qui ressemblent à d’immenses boudoirs de femmes légères » Ibid.). Un tel enthousiasme joyeux représente un apaisement bienvenu dans la crise climatique actuelle, qui elle est plus susceptible de susciter une apathie bouleversée qu’une action énergique. Les livres les plus diffusés sur le climat regorgent d’histoires poignantes de blessures et de récits tristes de chagrins, tous rendus avec une délicate amertumeAndreas Malm a réprimandé certains des pires coupables dans How to Blow Up a Pipeline, op. cit., p. 133-152, notamment Roy Scranton, l’auteur de Learning to Die in the Anthropocene. Reflections on the End of a Civilization, San Francisco, City Lights, 2015.. En effet, l’apathie bouleversante est courante dans la culture fataliste d’aujourd’hui. Walter Benjamin nous avait déjà mis en garde dans son célèbre essai « L’auteur comme producteur ». Méfiez-vous des écrits simplement « tendancieux », disait-il, des écrits qui peignent une image triste. Méfiez-vous de la Nouvelle Objectivité, qui cherche simplement à « renouveler… le monde tel qu’il estWalter Benjamin, « L’auteur comme producteur », dans Essais sur Brecht, trad. Philippe Ivernel, Paris, La Fabrique, 2003, p. 134. ». Or, pour lutter contre l’apathie bouleversante, le conseil de Benjamin est de changer sa vie.

L’orgueil du réchauffement est la forme ultime du narcissisme. En tant que narcissiques, nous sommes tellement épris·es de nous-mêmes que tout ce que nous faisons devient formidable et vrai. Comme un nourrisson gloussant de joie après un crachat, nous nous délectons de notre création parce que, bon sang, c’est nous qui l’avons créée. Nous marchons la tête haute dans le grand vent de la défaite.

L’une des grandes tragédies de la vie contemporaine est que de si nombreuses personnes sont devenues de vulgaires déterministes, admettant qu’il existe une force unique échappant au contrôle de l’humanité. Mais elles se sont trompées de force, elles ont abdiqué le pouvoir de l’humanité devant la mauvaise sur-nature. Presque tout le monde est d’accord pour dire qu’il existe une force quasi-infinie et supérieure à l’humanité, la force du désastre climatique. En d’autres termes, le réchauffement climatique fait de nous tous les croyants d’une sorte d’absolu religieux, que nous soyons laïcs ou pas. La vraie question est : pourquoi cet absolu-là et pourquoi pas un autre ?

Qu’il est dur de trouver la bonne théologie. Qu’il est dur de changer de régime disciplinaire. Si nous sommes tous déterministes en fin de compte – le climat comme fatalité –, pourquoi ne pas choisir une détermination avec laquelle nous pourrons vivre ? Si nous sommes tous théologiens en dernière instance, pourquoi ne pas préférer une forme moins destructrice de commandement inébranlable ? Comment passer d’une détermination externe à une détermination interne ? Nous avons besoin d’un volontarisme de la volonté, mais nous sommes ici, coincés et défaitistes.

Ainsi, je soupçonne que l’espoir écologique ne réside pas tant dans une plus grande liberté humaine – comme le suggèrent sans cesse les crétins qui ont créé ce désastre – mais dans ce déterminisme même. L’amor fati est la clé, mais ce n’est que le début. Le fatalisme de l’humanité apparaît ici sous une forme inversée ; nous devons inverser les valences, comme Fredric Jameson aimait le dire, afin de remettre les choses en ordreVoir en particulier Fredric Jameson, Valences of the Dialectic, New York, Verso, 2009, p. 416, 428, 434, et passim.. Le premier pas est déjà derrière nous. Nous avons déjà accepté que la vie changera. En d’autres termes, la conversion politique a déjà eu lieu au moment où l’individu a réalisé que sa vie ne baigne pas dans la liberté naturelle.

Mais l’étape suivante sera encore plus difficile. Le bon infini arrivera lorsque nous aurons cessé d’obéir aux diktats de la Grande Nature pour nous tourner d’abord vers nous-mêmes. La dernière étape consistera à ravaler notre orgueil du réchauffement et à réveiller la force d’un autre infini.

Contributeur·ices

Cet article fait partie du Dossier « Échelles d’(in)finitude / Scaled (In)finitude », édité par Pierre Schwarzer & Marcus Quent

Comment citer ce texte

Alexander R. Galloway , « Du bon infini », Les Temps qui restent, Numéro 5, Printemps (avril-juin) 2025. Disponible sur https://www.lestempsquirestent.org/it/numeros/numero-5/good-infinity