Je voudrais brièvement contraster quatre approches conceptuelles quant au terme anthropos qui semblent opposées et s’avèrent décisives pour l’interprétation de l’Anthropocène : celle de Heidegger, celle de Derrida, celle de Chakrabarty et celle de Bateson. Les différentes perspectives qu’ouvre ce dialogue touchent à notre problématique – celle de la « mise en échelle de l’infini » – d’une manière particulière. Elles tournent toutes autour de la même question : l’anthropos de l’Anthropocène est-il un qui ou un quoi ?
Pour Heidegger, la définition traditionnelle de l’anthropos, de l’« humain », repose sur un quid pro quo entre le qui et le quoi. Un quid pro quo, comme nous le savons, est un malentendu qui consiste à substituer, à prendre « quelque chose pour quelque chose » d’autre. Pour Heidegger, la définition métaphysique traditionnelle de l’homme repose sur une substitution du « quoi » (« Was ist der Mensch ? ») au « qui » (« Wer ist der Mensch ? »). Comme il l’explique dans l’Introduction à la métaphysique, ce « quoi » se rapporte à la définition traditionnelle de l’homme comme zôon logon echon, ou animale rationale.
Cette définition de l’homme est au fond zoologique. Le ζῷον de cette zoologie est digne de question à plus d’un égard. Or c’est dans le cadre de cette définition qu’a été bâtie la conception occidentale de l’homme, tout ce qui est appelé psychologie, éthique, théorie de la connaissance et anthropologieMartin Heidegger, Introduction à la métaphysique, traduit par Gilbert Kahn, Paris, Gallimard 1980, p. 149..
Le quid pro quo métaphysique inverse l’ordre des priorités. D’abord, bien sûr, il y a l’ordre de priorité entre l’ontique et l’ontologique. L’humain s’est toujours compris comme « un être », alors que, comme l’affirme Heidegger, la détermination de l’essence de l’être humain n’est tout d’abord jamais une réponse, mais essentiellement une question ; deuxièmement, le fait de poser cette question est historique et sa décision l’est tout autant – pas seulement de manière générale, mais comme essence de l’histoire ; et troisièmement, la question de savoir qui est l’être humain doit toujours être posée dans un rapport étroit avec la question de savoir comment il se situe par rapport à l’Être. La question de l’être humain n’est pas une question anthropologique, mais une question méta-physique historique. En d’autres termes, la question ne peut être posée de manière adéquate dans le domaine de la métaphysique traditionnelle, qui reste essentiellement de la « physique ». Heidegger conclut : « Parce que l’humanité est elle-même historique, la question sur son propre Être doit passer de la forme “Qu’est-ce que l’être humain ?” à la forme “Qui est l’être humain ?”Cf. Ibid., p. 151. « Weil der Mensch als geschichtlicher er selbst ist, muß sich die Frage nach seinem eigenen Sein wandeln aus der Form: “was ist der Mensch?” in die Form: “wer ist der Mensch?” ». Martin Heidegger, Einführung in die Metaphysik, Tübingen, Max Niemeyer, 1953, p. 110.. » Cette Wandlung, cette métamorphose du quoi en un qui, soulève bien sûr la question de la responsabilité. L’anthropos de l’Anthropocène, compris comme un qui, comme un Dasein, est un être capable de répondre à sa propre catastrophe.
Dans La bête et le souverain, tome I, Derrida commente ce passage et lie clairement la question de la responsabilité à celle de l’infini.
Je rouvre avec quelque violence, et guidé par ce qui nous importe ici en ce moment, l’Introduction à la métaphysique à ce point où Heidegger relance la question « qu’est-ce que l’homme ? ». […] Heidegger commence par dire le caractère secondaire, dérivé en somme, tard venu et au fond très insatisfaisant, du point de vue ontologique, d’une définition de l’homme comme animal rationale ou comme zôon logon echon. Cette définition, il l’appelle, de façon d’ailleurs intéressante et inattaquable, « zoologique », non seulement mais aussi en ce sens qu’elle allie le logos au zôon et prétend rendre compte et raison (logon didonai) de l’essence de l’homme en disant de lui qu’il est avant tout un « vivant », un « animal »Jacques Derrida, La bête et le souverain I, édité par Michel Lisse, Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud, Paris, Galilée, 2008, p. 354..
ll insiste sur le passage que j’ai cité précédemment : « la question de l’homme quant à son propre être se transforme, elle n’est plus “Qu’est-ce que l’être humain ?” (“Was ist der Mensch ?”) mais « Qui est l’être humain ? » (“Wer ist der Mensch ?”)Ibid. ». Cependant pour Derrida, la substitution, le quid pro quo, est inévitable. Le titre La bête et le souverain est une traduction ou une reformulation de « l’homme est un animal rationnel ». L’homme est un animal rationnel, « souverain » se substituant ici à « rationnel » et « bête » à « animal ». L’animal rationnel est la bête souveraine, qui repose sur la convertibilité de qui en quoi.
Cette grammaire, autre et la même, fait trembler l’autorité décidable du « qui » et du « quoi » et l’ordre de la substitution. La bête, c’est « qui » ou « quoi » ? Quand il y a substitution, il peut toujours y avoir qui pro quo, un qui pour un qui mais aussi un qui pour un quoi ou un quoi pour un quiIbid., p. 96..
La distinction entre qui et quoi tombe dans l’indifférence, ou la non-différence. Le quid pro quo, sa réversibilité mécanique, ne peuvent être suspendus une fois pour toutes, ce qui explique aussi que la rationalité tombe constamment dans la bêtise. L’inversion constante et inévitable du qui en un quoi est, pour Derrida, la trajectoire exacte de la bêtise. La souveraineté est l’accomplissement de la définition métaphysique de l’homme, qui est aussi l’accomplissement de la rationalité comme stupidité. Le problème est qu’essayer d’arrêter la convertibilité ne met pas fin à cette stupidité mais apparaît seulement comme une nouvelle version de celle-ci, comme c’est évident chez Heidegger lui-même ou chez Valéry qui, dans Monsieur Teste, tente de « tuer la bête » en lui, de tuer le quoi. Valéry écrit dans le journal de bord de Monsieur Teste : « Je ne suis pas bête parce que toutes les fois que je me trouve bête, je me nie – je me tuePaul Valéry, « Extraits du Log-Book de Monsieur Teste », dans Œuvres, II, Paris, Gallimard, 1960, p. 45. Cité dans Jacques Derrida, La bête et le souverain I, op. cit., 249.. »
Le paradoxe est que la réversibilité entre le qui et le quoi révèle en même temps leur différence infinie. La relation entre le qui et le quoi est, comme le dit Derrida, « infiniment différenciée ». Dès lors, la responsabilité consiste à mettre à l’échelle cet infini. Mais comment faire ? La responsabilité, qui est aussi l’acte de mettre à l’échelle l’infinité de la différence entre le qui et le quoi, réside-t-elle pour ainsi dire « dans le moi conscient ou dans le fond du moi inconscient, dans la conscience ou dans le fond de la non-conscienceIbid. ? »
Chakrabarty ajoute une nouvelle faille infinie dans cette indifférence infiniment différenciée. Cette fois-ci, l’écart est celui qui sépare la vie de la matière inorganique, le biologique du biologique. L’humain de l’Anthropocène n’est plus un animal rationnel mais une force géologique. Un quoi encore plus neutre et a-conscient.
Les scientifiques du monde entier affirment que l’être humain est devenu quelque chose de beaucoup plus grand que le simple agent biologique qu’il ou elle a toujours été. L’homme exerce désormais une force géologique. […] Car il ne s’agit plus seulement pour l’homme d’avoir une relation interactive avec la nature. Cette relation a toujours existé, ou du moins c’est ainsi que l’on a imaginé l’homme dans la majeure partie partie de ce que l’on appelle couramment la tradition occidentale. Aujourd’hui, on prétend que l’homme est une force de la nature au sens géologique du termeDipesh Chakrabarty, « The Climate of History: Four Theses », Critical Inquiry, vol. 35, no 2, 2009, p. 206-207..
Une ambiguïté infinie apparaît désormais entre le qui et le quoi. Le quoi est cette fois celui d’un nouvel âge de pierre, indifférent et démotivé, non responsable. « Une guerre nucléaire aurait été une décision consciente de la part des pouvoirs en place. Le changement climatique est une conséquence involontaire des actions humainesIbid., p. 221.. » Chakrabarty demande :
Qui est ce « nous » ? Nous, humains, ne nous percevons jamais en tant qu’espèce. Nous pouvons seulement comprendre ou déduire intellectuellement l’existence de l’espèce humaine, mais nous n’en faisons jamais l’expérience en soi. Une phénoménologie de nous en tant qu’espèce humaine ne saurait exister. Même si nous nous identifions émotionnellement à un mot comme l’humanité, nous ne saurions pas ce qu’est une espèce, car, dans l’histoire des espèces, les humains ne sont qu’une instance du concept d’espèce, comme le serait d’ailleurs toute autre forme de vie. Mais on ne fait jamais l’expérience d’être un conceptIbid., p. 220..
L’anthropos de l’Anthropocène est fait de pierre. Avec Heidegger, nous avons un qui ontologiquement différent du quoi compris comme animal ou vie animale. Avec Derrida, nous avons un qui qui se transforme constamment et mécaniquement en automate, l’automate étant la figure de la bêtise souveraine, tandis que l’infinité entre le qui et le quoi est paradoxalement maintenue. Avec Chakrabarty, nous avons l’hypothèse d’un quoi qui est le seul accès au qui. « Le mode d’existence non humain de l’humain, qui est une force impersonelle, nous dit que nous ne sommes pas simplement une forme de vie dotée d’un sens de l’ontologie. […] Nous avons besoin de manières non ontologiques de penser l’humainDipesh Chakrabarty, « Postcolonial Studies and the Challenge of Climate Change », New Literary History, vol. 43, no 1, p. 13.. »
La différence ontologique ne parvient pas au cœur de la responsabilité, contrairement à ce qu’affirme Heidegger. L’être humain n’est pas seulement responsable de ce qui se passe, il en est le seul responsable. Le problème vise le caractère de la conscience que demande cette responsabilité. Chakrabarty affirme que la transformation de l’homme en force géologique interrompt la structure même de la conscience. Entre la conscience ou la prise de conscience et la pierre, il n’y a pas de réflexivité possible. En même temps, Chakrabarty croit en la possibilité d’inventer, de créer un nouveau mode de responsabilité « universel » : « Il faut penser les deux figures de l’humain en même temps : l’humain-humain et le non humain-humainIbid., p. 11.. »
C’est ici qu’intervient Bateson, qui caractérise cette coexistence comme l’émergence d’un système éco-mental. « Vous oubliez alors complètement que le système éco-mental appelé lac Érié est une partie de votre système éco-mental plus vaste – et que si ce lac devient malade, sa maladie sera inoculée à ce système plus vaste de votre pensée et de votre expérienceGregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit, vol. 2, Paris, Seuil 1980, p. 242.. » Le mental devient une notion frontière, mais Bateson ne suspend pas le biologique : le système éco-mental comprend l’ontologie, la vie et la matière inorganique.
Je voudrais clore sur la manière dont Félix Guattari, dans Les trois écologies, se réfère à Bateson lorsqu’il insiste sur la nécessité de créer une écosophie qui tiendrait ensemble l’écologie sociale, l’écologie mentale et l’écologie environnementale. Il déclare que « toutes sortes d’autres façons d’exister s’instaurent hors de la conscienceFélix Guattari, Les trois écologies, Paris, Galilée, 1989, p. 23-24. ». Le mental devient alors un terme plus précis que conscient. Il devient le terme frontière qui nous permet de rendre commensurables, au moins provisoirement, l’infini et la responsabilité, l’infini de la responsabilité.