Récemment, l’interrogation sur le statut ontologique de la Terre et ses modes d’existence est devenu l’objet d’une attention croissante dans le domaine des humanités environnementales. Au pluriel, car la Terre est peut-être la seule que nous ayons, mais elle a changé tant sur le plan de l’Histoire que sur celui de la relation qu’elle entretient avec les êtres qui la composent et l’habitent. C’est l’un des constats les plus frappants de cette nouvelle époque géologique qu’on appelle Anthropocène et qui pourrait bien plutôt porter le nom d’époque de la Terre – c’est-à-dire, l’époque où la Terre cesse d’être un simple scénario et devient le centre des préoccupations de tous ses habitants. Cette reconnaissance d’une époque de la Terre impose désormais une série de luttes et d’exigences.
L’une de ces luttes concerne les nouveaux problèmes posés par la relation entre l’un et le multiple, résumés comme suit : d’une part, nous devons reconnaître la légitimité des mondes vécus et conçus par les peuples extra-modernes, des mondes qui divergent du monde occidental sur de nombreux aspects importants. D’autre part, nous ne pouvons pas ignorer le fait que ces peuples sont également, comme tous les autres êtres vivants terrestres, confrontés au « même » effondrement écologique globalDans cette déclaration, je m’appuie principalement sur Stengers, Tsing et al. et Maniglier. Stengers, Isabelle. Le défi de la politique ontologique. Dans Un monde de plusieurs mondes. M. de la Cadena, Mario Blaser, eds. pp. 83-111. Durham et Londres : Duke University Press ; Tsing, A. L. ; Mathews, A. ; Bubandt, N. 2019. Patchy Anthropocene : Landscape Structure, Multispecies History, and the Retooling of Anthropology : An Introduction to Supplement 20. Current Anthropology 60 (suppl. 20) : 186-197 ; Maniglier, Patrice. 2020. Combien de Terres ? Le tournant géologique en anthropologie. The Otherwise 1 : 61-75, et Maniglier, Patrice. Le philosophe, la Terre et le virus : Bruno Latour expliqué par l’actualité. Paris : Éditions Les Liens qui libèrent..
La question est importante car, alors que l’idéal de l’universalisme semblait avoir perdu de son prestige dans les sciences humaines (en raison de l’accumulation des atrocités commises en son nom), l’Anthropocène menace de le remettre à l’honneur. Le caractère global de la catastrophe écologique impliquerait-il l’indestructibilité épistémique de l’universel ? Qu’en est-il de l’ontologie politique – comprise, comme nous le verrons, comme une nécessité d’établir « un monde fait de plusieurs mondes », comme le diraient les ZapatistesEjército Zapatista de Liberación Nacional (EJLN). 1996. « Cuarta Declaración de la Selva Lacandona ». 1er janvier. https://enlacezapatista.ezln.org.mx/1996/01/01/cuarta-declaracion-de-la-selva-lacandona/. – face aux preuves accablantes de cette catastrophe ? La difficulté pour saisir les contours de ce phénomène global – considéré par beaucoup comme un « universel négatif »Chakrabarty, Dipesh. 2009. Le climat de l’histoire : Four Theses. Critical Inquiry 35 : 197-222. – s’accompagne donc d’une exigence renouvellé. Une telle enquête doit s’engager dans la défense de l’autodétermination ontologique de ces collectifs qui n’ont jamais été modernesLatour, Bruno. Nous n’avons jamais été modernes. Cambridge, Massachusetts : Harvard University Press, 1993., depuis leurs luttes pour l’autonomie politique jusqu’à leurs propres façons de concevoir et d’interagir avec des êtres autres-qu’humains.
Avant d’approfondir ce sujet, il peut être important d’examiner brièvement ce pluralisme ontologique qui conditionne mon enquête sur le « global ».
Au cours des 30 dernières années, le concept d‘« ontologie », qui a une longue tradition respectée en philosophie, a été mobilisé dans des théories issues d’autres disciplines que la philosophie (bien que souvent en dialogue étroit avec elle). Le champ qui a été le fer de lance de ce mouvement est l’anthropologie, et son « tournant ontologique », associé aux travaux d’auteurs tels qu’Eduardo Viveiros de Castro, Marilyn Strathern, Roy Wagner, Philippe Descola et Bruno Latour. Historiquement, les études anthropologiques tournaient autour du concept de « culture » – un concept fortement influencé par la philosophie d’Emmanuel Kant, qui postulait un fossé infranchissable entre le monde et sa représentationKohn, Eduardo. 2015. Anthropology of ontologies. Annual Review of Anthropology 44 : 311-327.. Inversement, le tournant ontologique en anthropologie exprime l’engagement pris à considérer comme des réalités légitimes, et non comme de simples représentations culturelles, l’agencement d’êtres, de temporalités, d’espaces et de relations qui façonne les modes de vie non modernes.
Au sein de ce mouvement, les anciens paramètres qui servaient à définir les êtres qui constituent la réalité – paramètres qui, aux yeux des soi-disant Occidentaux, semblaient universels – sont désormais considérés comme historiquement et géographiquement spécifiques. En d’autres termes, ils sont considérés comme des particularités d’un mode de vie qui n’a pas de privilège ontologique sur les autres. Ce tournant ontologique de l’anthropologie comporte donc un fort aspect politique. Par exemple, Viveiros de CastroViveiros de Castro, Eduardo. 2014. Who is afraid of the ontological wolf? Some comments on an ongoing anthropological debate. Manuscript of the lecture given at CUSAS – Annual Marilyn Strathern Lecture, May 30. affirme que l’ontologie est mobilisée comme « une machine de guerre philosophique à la fois anti-épistémologique et contre-culturelle (dans les deux sens de ‘contre-culture’) ». En outre, pour Marisol de la CadenaDe la Cadena, Marisol. 2014. The Politics of Modern Politics Meets Ethnographies of Excess through Ontological Openings. Fieldsights - Theorizing the Contemporary, Cultural Anthropology Online, 12 janvier., une anthropologie guidée par l’ouverture ontologique permet de situer la politique moderne et de remettre en cause son hégémonie en exposant ses ambitions universalistes. De plus, selon des auteurs comme Eduardo KohnKohn, Eduardo. 2015. Anthropology of ontologies., Elizabeth PovinelliPovinelli, Elizabeth A. 2016. Geontologies : A Requiem to Late Liberalism. Durham : Duke University Press., Bjørn Bertelsen, et Synnnøve BendixsenBertelsen, Bjørn Enge ; Bendixsen, Synnnøve. 2016. Recalibrating, alterity, difference, ontology. In Critical Anthropological Engagements in Human Alterity and Difference. B. E. Bertelsen, C. Bendixsen, eds. pp. 1-40. London: Palgrave MacMillan., le tournant ontologique constitue une réponse aux problèmes conceptuels et aux contradictions qui émergent de la confrontation entre les fondements humanistes de l’anthropologie et la crise écologique au coeur de l’Anthropocène.
Les concepts et thèses mentionnées ci-dessus permettent de clarifier le défi que représente la politique ontologique, tel que le conçoit la philosophe Isabelle Stengers : la nécessité de « prendre parti pour certaines conceptions de la politique et de l’ontologie, et contre d’autres »Stengers, Isabelle. 2018. The Challenge of Ontological Politics. In A World of Many Worlds. M. de la Cadena, Mario Blaser, eds. pp. 83-111. Durham and London: Duke University Press, 83.. La notion de politique à laquelle elle fait référence renvoie à un concept familier à ceux qui suivent son travail : la cosmopolitique. Je tenterai ici de le définir, même si je n’en saisis pas toutes les nuances. La cosmopolitique peut se définir comme la croyance spéculative selon laquelle la politique peut oeuvrer en tenant compte des objections de ceux qui subiront les conséquences des décisions, même si ces objections ne font pas partie de la délibération. Cela implique que les participants soient prêts à abandonner les certitudes qui leur assurent que les préoccupations des autres « n’ont pas tellement d’importance » face à la gravité de la question et à l’urgence de la décision à prendreStengers, Isabelle. 2007. La proposition cosmopolitique. In L’émergence des Cosmopolitiques, Jacques Lolive et Olivier Soubeyran, eds. pp. 45-68. Paris : La Découverte Recherches ; Stengers, Isabelle. 2011. Cosmopolitics [vol. II]. Minneapolis : University of Minnesota Press..
Cependant, en ce qui concerne l’ontologie politique, Stengers considère la cosmopolitique comme « malheureusement limitée ». Ce concept a été conçu pour des situations où différentes personnes sont engagées dans une cause commune. Mais lorsque les seules personnes concernées par une cause impliquant des sujets plus-qu’humains auxquels elles se sentent liées sont les autres que nous (par exemple, lorsque le chaman Yanomami Davi Kopenawa exhorte les non-indigènes à cesser l’exploitation minière de l’Amazonie pour éviter d’effrayer les esprits qui assurent la fertilité de la forêt), ce qui entre généralement en jeu, c’est la tolérance : nous pouvons accepter qu’une telle cause soit importante pour eux, mais nous ne nous sentons pas personnellement concernés. C’est pourquoi Stengers affirme qu’en matière d’ontologie politique, l’ontologie doit être une question d’engagement – un engagement en faveur d’un monde où plusieurs mondes peuvent coexister. Je soutiens pour ma part que cette forme d’engagement se comprend mieux comme une forme de compromis, ou plus précisément que le compromis est le moyen de produire un véritable engagement.
Pour approfondir ce sujet, il peut être intéressant de noter que le mot « engagement » en portugais est « compromisso » - qui évoque à la fois la conclusion d’un accord (compromis) et le fait d’être lié par une promesse ou une intention (engagement). D’un point de vue étymologique, il vient du latin compromittere - une combinaison du préfixe com (ensemble) avec promittere (promettre) - qui signifie « ajuster ou résoudre par des concessions mutuelles ».
Cette promesse de mutualité est peut-être le plus grand défi de la politique ontologique car, sans elle, la revendication du pluralisme risque de glisser vers une « simple bonne volonté »Stengers, Isabelle. 2020. « We are divided. » e-flux journal 114, December. https://www.e-flux.com/journal/114/366189/we-are-divided/. qui se manifeste par une demande abstraite de « respect » pour d’autres modes de vie. Malcom FerdinandFerdinand, Malcom. 2019. Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen. Paris : Éditions du Seuil. qualifie cette manifestation inoffensive de solidarité de « sympathie-sans-lien ». Je ne veux pas dire par là qu’il faille renoncer au respect. Mais s’il n’y a que le respect, ces divergences peuvent être traitées comme incommensurables, ce qui nous ferait perdre la possibilité de les penser et donc de faire en sorte que les luttes vitales des autres peuples deviennent aussi les nôtres.
Il est toutefois important de souligner qu’il ne s’agit pas d’« adopter » la cosmologie de l’autre, de comprendre la mutualité comme une suppression des différences. Comme l’affirme Viveiros de Castro, cela reviendrait simplement à « inverser [notre] irrépressible pulsion missionnaire » : « s’il ne s’agit plus de faire en sorte que les autres pensent comme nous, alors nous devons penser comme eux ». Au contraire, nous devrions « penser avec eux », « prendre au sérieux la différence de leur pensée », dit-il. « Ce n’est qu’en embrassant pleinement cette différence et ces singularités que nous pouvons imaginer (construire) le commun »Viveiros de Castro, Eduardo. 2012. « Transformação » na antropologia, transformação da « antropologia ». Mana [en ligne] 18 (1):151-171, 164, je souligne..
Ainsi, l’ontologie devient véritablement une question d’engagement lorsque nous en faisons un outil pour construire ce commun – compris ici comme une unité possible fondée sur la multiplicité, un commun qui ne serait pas un « même ». Pour reprendre le slogan zapatiste, « pour un monde fait de plusieurs mondes », l’ontologie en tant qu’engagement concerne non seulement la multiplicité des mondes mais aussi l’unité qui inclut cette multiplicité – l’accent étant mis sur le commun qui émerge de la reconnaissance de l’interdépendance entre divers mondes. Dans la suite de ce texte, j’essaierai donc de préciser un sens du « monde » capable de faire place à l’interdépendance. Puis je préciserai les contours de ce « global ». Enfin, j’indiquerai quelques « dispositions affectives » (faute d’un meilleur terme) qui peuvent aider à prendre cet engagement.
Dans un article récent, la chercheuse et artiste Patricia Reed affirme qu’un monde est « composé de contenus, de l’identification de ces contenus et des relations entre ces contenus – d’un point de vue sémantique, opérationnel et axiologique »Reed, Patricia. 2021. The end of a world and its pedagogies. Making and Breaking 02, 1.. Un monde se concrétise au fur et à mesure que les manières de faire et de dire affirment la cohérence entre ces trois éléments, mais pas seulement : sa montée en consistance est liée aux critères d’habitabilité, ce qui signifie qu’un monde ne se fait monde qu’à travers des processus de localisation. Toujours selon Reed, « la durabilité d’un monde dépend du degré auquel ses conditions de nécessité […] contraignent […] ses membres à affirmer sa configuration dans la pratique, en dépit des attitudes dissidentes qu’ils peuvent avoir à son égard »Ibid.. Dans l’exemple qu’elle donne, il est possible d’être fortement opposé au capitalisme tout en étant incapable d’échapper au paiement de ses factures, de sorte que les mondes capables de résister et d’absorber de telles frictions sont les plus durables. De telles conditions de nécessité produisent une perception de l’inaltérabilité de ce monde : c’est pourquoi les mondes semblent complets, totaux ou naturels. Mais tous les mondes peuvent finir par prendre fin, en raison de l’incapacité d’une configuration existante à absorber les frictions.
Lorsque nous reconnaissons « le seuil de frictions impossibles à supprimer »Ibid., 2. qui germe à l’intérieur d’un monde, nous pouvons entrevoir son ouverture et la possibilité, sinon de sa fin, du moins de sa reconfiguration. C’est le point où nous semblons nous trouver aujourd’hui, dans la mesure où nous constatons la divergence entre les pratiques euro-modernes de la globalisation et ce que beaucoup ont appelé le « planétaire » : un modèle théorique qui explique comment l’habitabilité de la Terre a été façonnée au cours de millions d’années par l’interaction entre des processus physiques, chimiques et biologiques, et qui doit être pris en compte dans les modes d’habitation de tous les terrestres. Nous sommes tous perplexes et stupéfaits parce que nous ne savons toujours pas comment « faire monde » avec la planète.
Ce que je veux souligner ici, cependant, c’est la promesse de mutualité et de renouveau portée par la perception de l’incomplétude d’un monde. Reed affirme que les modes d’habiter de la globalisation ont des tendances monodimensionnelles : une seule métrique pour mesurer la valeur, la prolifération des monocultures agricoles, un seul modèle de comportement humain, une seule « géographie de la raison ». Orientée vers l’élimination de la diversité, l’expansion de ces modes d’habitation repose sur un effort pour créer un « petit » monde. L’élimination de la diversité occule également le rôle des frictions comme moyens de produire des « points de vue extérieurs » qui nous permettraient de voir l’incomplétude de notre monde – l’un des symptômes de cette occulation est la croyance nous serions entièrement soumis à la logique capitaliste. Cela conduit l’auteur à suggérer que « les luttes pour d’autres mondes exigent un engagement spéculatif minimum envers l’incomplétude de tous les mondes : qu’il est possible de configurer la coexistence différemment »Ibid., 4..
Pour Reed, le planétaire est un appel à composer un « diagramme spatial multidimensionnel » capable d’accueillir la « multiplication exponentielle des relations entre diverses entités, temporalités, chimies et matériaux »Ibid., 4.. Habiter la planète implique donc de donner la priorité à une « épaisseur » structurelle : « l’espace du problème passe de la question de l’emplacement des choses […] à celle de la façon dont les choses ‘tiennent’ ensemble »Ibid., 4. ; l’accent passe du paradigme de l’existence à celui de la coexistence. Cette perspective, extraite de champs allant des sciences du système Terre à la métaphysique, nous invite à considérer la proposition de Denise Ferreira da Silva selon laquelle « les différences sont inséparables : elles existent et ne peuvent être aplaties par l’imposition d’un petit monde, mais surtout, elles coexistent dans une configuration planétaire à n dimensions, ce qui signifie qu’elles sont liées par une certaine relation qualitative »Ibid., 5..
C’est ainsi que l’on peut aussi lire l‘« ontologie de la Terre » que développe le philosophe Patrice ManiglierVoir Maniglier. How Many Earths ? et Maniglier. Le philosophe, la Terre et le virus.. Peut-être est-il plus juste de dire qu’il s’agit moins d’une théorie de la Terre « en soi » ou « en général » que de la Terre considérée comme entité globale, c’est-à-dire lorsque la Terre se montre capable de reconfigurer la distribution spatiale des terrestres – un mode d’existence qui nous était inconnu avant l’avènement de l’Anthropocène. Plus qu’un ensemble d’écosystèmes constitués, la Terre se conçoit aujourd’hui comme l’ensemble des paramètres qui conditionnent la diversité écologique du monde. C’est au niveau structurel de la régulation globale des variations que la Terre se manifeste le mieux, du moins dans sa version scientifique, que beaucoup appellent Gaïa.
Cependant, la réalité globale de la Terre ne se retrouve pas uniquement dans l’image de Gaïa : la science offre une version très importante de cette entité, mais elle doit être composée avec d’autres versions. Donner à la science le privilège de définir le global reviendrait à répéter la structure coloniale et dès lors le global impliquerait l’exclusion plutôt que la composition. En s’appuyant sur l’anthropologie comparée pour complexifier cette conception de la Terre comme structure de variation, Maniglier propose que les mondes des différentes cosmologies constituent des réalités divergentes ; la Terre serait donc la structure dans laquelle ces réalités se rapportent les unes aux autres à travers leurs divergences mêmes. Prendre au sérieux l’interdépendance et le pluralisme ontologique implique de penser la Terre comme le résultat de la composition entre les différentes versions que prend le monde dans les diverses ontologies ; ce n’est qu’ainsi que la Terre peut exprimer une totalité suffisamment ouverte pour constituer un seul et même monde. Trouver la Terre parmi ses variations ontologiques deviendrait ainsi l’engagement politique de notre temps.
Enfin, quelles sont les dispositions affectives qui peuvent favoriser cet engagement ? Stengers et DebaiseDebaise, Didier ; Stengers, Isabelle. 2022. An ecology of trust? Consenting to a pluralist Universe. The Sociological Review Monographs, 70(2):402-415. associent l’effort de fabrication d’un monde étriqué – ils parlent d’amincissement du monde - à « la peur d’être dupe » qui caractérise l’expérience moderne. Généralement exprimée par l’opposition du savoir et de la vérité avec la croyance et le faux, cette peur aurait donné naissance à une culture de la méfiance qui fait que les modernes suspectent tout et soumettent tout à des tests – ce qui coïncide avec la disqualification des savoirs qui ne mesurent pas leur efficacité à l’aune de ces mêmes tests. Citant William James, pour qui « les philosophies sont des parties intimes de l’univers : elles expriment quelque chose de la pensée que l’univers a de lui-même »Ibid., 404., les auteurs s’interrogent : « Quel univers se fabrique à travers et avec notre méfiance ? »Ibid., 405.. Pour eux, l’association moderne de la vérité au désenchantement a un pouvoir performatif qui produit, comme conséquences ontologiques, l’amincissement du monde.
En ce sens, Debaise et Stengers suggèrent de soumettre nos idées à un test plus pertinent que celui qui distinguerait le vrai du faux : il s’agit de vérifier si nos idées favorisent l’amincissement ou l’épaississement de nos conditions d’existence et de pensée. Une idée telle que la « dépendance » opère le premier mouvement : le capitalisme est expert dans la création de la dépendance. Il le fait en liant les chaînes les unes aux autres et en rendant la négligence irréversible, en créant les « alternatives infernales » qui nous font nous sentir divisés et impuissants. À l’inverse, une idée qui favorise l’épaississement du monde est celle de l’interdépendance. Stengers affirme ailleurs que « si la Terre est non seulement habitable mais grouillante de vie, […] c’est grâce à la création de relations d’interdépendance. Des relations qui n’éveillent pas l’imaginaire de la libération parce que les êtres qui y participent deviennent capables de ce dont ils ne seraient pas capables par eux-mêmes » Stengers, Isabelle. « We are divided ».. Les auteurs concluent : l’interdépendance, comme la dépendance, est une abstraction, mais une abstraction qui épaissit le monde.
Consentir à la pensée de l’interdépendance peut donc être un moyen de se réapproprier Pignarre, Philippe; Stengers, Isabelle. 2005. La sorcellerie capitaliste : Pratiques de Désenvoûtement. Paris: La Découverte; Stengers, Isabelle. 2012. Reclaiming Animism. e-flux Journal 36, July. https://www.e-flux.com/journal/36/61245/reclaiming-animism/; and Stengers, Isabelle. 2018. The Challenge of Ontological Politics. une confiance dans le pouvoir générateur des relations au sein de sociétés formatées par la logique du « petit-monde ». Elle permet de produire une puissance collective qui nous rend capables, avec d’autres, de ce que nous ne pourrions pas faire seuls. Du point de vue de l’ontologie politique, l’interdépendance est liée à un pari spéculatif selon lequel nous pourrions apprendre non seulement à « croire » aux sujets autres-qu’humains auxquels s’adressent les peuples non modernes, mais aussi à être affectés par la manière dont ces peuples honorent leurs obligations à l’égard de ces autres-qu’humains. Faire de l’ontologie une question d’engagement implique donc de « [suspendre] les ontologies et les épistémologies, les ‘tenir à la légère’, en faveur d’histoires plus audacieuses et expérimentales »Haraway citée dans Debaise, Didier ; Stengers, Isabelle. 2022. An ecology of trust?, 412. où les divergences ne conduisent pas à des oppositions, mais plutôt à des solidarités capables de produire des modes inattendus de response-abilitéHaraway, Donna. 2016. Staying with the trouble : making kin in the Chthulucene. Durham : Duke University Press.. C’est une attitude essentielle pour la composition du commun que Stengers et Debaise appellent le plurivers (un autre bon terme pour notre concept du global).
En conclusion, toutes ces propositions permettent de rendre apparente la silhouette du global ou du commun dont il est question ici. Le sens du « global » qui en émerge fonctionne comme un moyen de garder active la différence entre les mondes et de résister à la tentation d’imposer un monde unique – tentation qui peut surgir avec la reconnaissance du caractère planétaire de la crise écologique. L’examen des chemins qui construisent (et détruisent) l’interdépendance entre différentes ontologies nous permet ainsi de réaliser les possibilités qu’ont ces ontologies de continuer à devenir autres – ce qui est crucial pour entrevoir de nouvelles façons d’occuper cette Terre qui subit une transformation si importante.