« La tradition de toutes les générations défuntes est un cauchemar qui pèse sur le cerveau des vivants », écrit Marx dans Le 18 Brumaire de Louis BonaparteKarl Marx, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte (1852), traduit par Léon Rémy, disponible en ligne : https://fr.wikisource.org/wiki/Le_XVIII_brumaire_de_Louis_Bonaparte/Texte_entier.. Cette phrase prend pour nous aujourd’hui une autre tournure : les instances actuelles du réchauffement climatique n’appartiennent pas entièrement au présent, elles sont le produit d’émissions passées accumulées dont nous ne ressentons les effets que maintenant – un étrange cocktail d’échelles temporelles.
Lorsque les énergies fossiles ont été brûlées, la plupart de leurs victimes n’existaient pas encore. Les écosystèmes servent ainsi de média ou support à la lente violence des économies fossiles. Plus cette violence se poursuit, plus l’histoire se met à écraser le présent, plus le passé nous souffle, littéralement, dans le dos. L’universalisme négatif que tente de saisir le concept de l’Anthropocène est involontaire. Redevable aux sciences naturelles, il décrit le passage de la capacité à façonner le climat du domaine de la nature à celui de l’humain.
Du point de vue des sciences naturelles, le rôle de l’humain dans le changement climatique est évident. Cependant, l’échelle à laquelle opèrent les sciences naturelles est, d’après la conceptualisation de Chakrabarty, le « temps planétaire »Dipesh Chakrabarty, « The Climate of History : Four Theses », Critical Inquiry, 35, no. 2, janvier 2009, p. 197–222, https://doi.org/10.1086/596640. Traduction française dans : Dipesh Chakrabarty, Après le changement climatique, penser l’histoire, trad. A. de Saint Loup et P.– E. Dauzat, Paris, Gallimard, 2023.. Ce temps planétaire fonctionne comme un proto-transcendantal qui est antinomique avec l’échelle de l’histoire humaine. Autrement dit, la relation entre le temps historique et le temps planétaire est une non-relation : d’une part, Chakrabarty affirme que le temps planétaire ne peut s’imposer qu’au sein du temps historique ; de l’autre, le temps historique se trouve incapable d’exprimer ou de penser ce temps planétaire. Le temps planétaire constitue une aporie manifeste au sein du temps historique, une limite, qui le range du côté de l’idée, dans la mesure où il se trouve être une impasse épistémique, une altérité qui ne saurait être apprivoisée. Nous ne pouvons le rencontrer qu’à travers ses masques et ses doublures : les catastrophes particulières.
Cette tension entre le temps historique et le temps planétaire est curieusement problématique. Le temps planétaire opère à une échelle qui semble infinie. Et son infinité confère une finitude au temps historique. Or, avec le réchauffement climatique, le temps planétaire lui-même nous apparaît comme fini dans la figure de l’écocide. Nous nous retrouvons ainsi avec une limite au sein du temps historique dans lequel nous sommes inévitablement projetés. De plus, cette limite est elle-même redéfinie par les conséquences de ce qui s’est passé dans le temps historique. En d’autres termes, l’aporie du temps historique a été cannibalisée par ses produits, la finitude est devenue encore plus équivoque à travers le phénomène du changement climatique et notre discours le concernant. L’idée d’une fin de la planète n’est pas nouvelle, mais elle était auparavant encadrée par une cosmologie religieuse, et impliquait donc une entité transcendante, un au-delà ou une extériorité absolue. La modernité a donné naissance à des scénarios de plus en plus puissants d’apocalypses engendrées par l’espèce humaine, mais aucun d’eux n’est aussi cumulatif, involontairement lié à notre espèce et scientifiquement avéré que celui de l’écocide par les émissions de gaz à effet de serre.
L’infini du temps planétaire qui servait d’asymptote au temps historique est lui-même rendu fini ; le temps planétaire trouve donc une nouvelle limite à travers le temps historique. Il y a un là un brassage de finitudes. La fin ou la césure du temps planétaire devenue pensable à cause du réchauffement climatique pèse lourdement sur notre époque, car elle nous invite à substantialiser notre présent sur le mode d’une apocalypse. Ce mécanisme d’adaptation est à la fois tentant et dépolitisant. Il risque de transformer la finitude en quelque chose d’infini : si la finitude de la planète nous invite à mettre un point final à l’histoire humaine dans un effacement défaitiste et nihiliste de notre incertitude quant au futur, l’histoire finirait par devenir substantielle, naturelle, inéluctable, et, en tant que substance, paradoxalement intemporelle.
Chakrabarty souligne à la fois l’impossibilité de séparer ces deux échelles, et leur inconciliabilité. Ce n’est qu’au niveau de l’histoire humaine et de l’historiographie qu’une possibilité d’action subsiste.
Supposons que l’ouverture du temps historique repose sur son rapport à sa limite, le temps planétaire, et que ce dernier a été préalablement pensé comme infini sous la forme d’une idée de la nature dont les boucles et les cycles étaient déjà construits par opposition à l’intervention humaine via la technique. Le réchauffement climatique a désormais forcé cette limite. Forcer cette limite implique la fermeture du temps historique. Or, c’est justement au sein du temps historique que cette limite doit être restaurée et abordée. En d’autres termes, il faut fendre de nouveau ce temps de l’histoire, il faut rouvrir l’histoire pour que cette double finitude ne devienne réelle.
Une telle ouverture de l’histoire ne peut se faire par un déni de la temporalité de la planète. Cependant, sa reconnaissance immédiate, sa traduction directe est tout aussi impossible et problématique, car elle nous rend inattentifs à la genèse historique de cette situation. Examinons donc brièvement les facteurs techniques, sociaux et économiques qui nous ont amenés jusqu’à ce présent « déjà trop tard ».
Dans son historiographie du capitalisme fossile, Andreas Malm tente de reconstituer la naissance du réchauffement climatique induit par les combustibles fossilesAndreas Malm, Fossil Capital. The Rise of Steam-Power and the Roots of Global Warming, Londres, Verso, 2016.. Cette histoire trouve son origine en Grande-Bretagne qui, dans les années 1820, était responsable de 80 % des émissions mondiales de CO2, de 62 % en 1850, et encore de plus de la moitié des émissions mondiales dans la suite du 19e siècle. Au début du 19e siècle, la majeure partie de l’économie britannique, en particulier sa plus grande industrie, celle du coton, fonctionnait grâce à l’eau. Sur les îles britanniques, l’eau était abondante, gratuite et déjà utilisée efficacement grâce aux roues à aubes. Selon Malm, l’écoulement de l’eau n’est devenu un problème pour l’économie qu’en raison du conflit entre deux forces sociales, le travail et le capital. Le capital cherchait à allonger les horaires de production autant que possible, tandis que la force ouvrière avait un intérêt opposé, celui d’assurer une partie de la journée pour ses propres besoins. Le débit de l’eau était susceptible de s’arrêter par moments, alors que le stock que représentait le charbon, résultat de photosynthèses passées enfouies dans la terre, pouvait être utilisé à tout moment. L’introduction du charbon comme source principale d’énergie a ainsi permis de dissocier dans l’espace la source d’énergie et sa conversion. La machine à combustion pouvait se trouver n’importe où. Alors que l’eau était une source d’énergie de par son mouvement naturel, le stock que constituent les combustibles fossiles est statique, il doit être extrait par le travail. Du point de vue du capital, cette relation est inversée : l’écoulement de l’eau est stationnaire, le charbon est en mouvement, dans la mesure où le travail peut être dirigé et commandé à un certain endroit. Contrairement au charbon, l’eau, la lumière et l’air sont des biens communs, il est physiquement impossible de les capturer pour une appropriation exclusive. Leur utilisation nécessiterait donc une planification, une coordination et une prise de décision collectives. Dans l’Angleterre du 19e siècle, l’énergie hydraulique se trouvait être abondante, moins chère que la vapeur et techniquement viable. Cependant, les projets de réservoirs ou les innovations en termes de roues hydrauliques nécessitaient des compétences en ingénierie et en gestion qui auraient renforcé la demande pour une force ouvrière intelligente et éduquée. L’introduction de la vapeur a donc permis ce que nous appellerions aujourd’hui une « déqualification managériale ». En d’autres termes, la machine à vapeur a gagné parce qu’elle était la force productive la moins avancée, elle n’avait aucun avantage technique intrinsèque au moment du changement. Située entre les niveaux inférieurs et supérieurs de la société, la vapeur a permis aux capitalistes britanniques de mettre un terme à la grande vague de syndicalisation en mouvement dans les usines britanniques, qui avait assuré des hausses de revenues significatives aux travailleurs et à leurs familles, alors même que l’économie britannique traversait sa première grande crise financière avec le krach de 1825 (dû à des prêts bon marché). On ne se souciait jamais d’un manque d’eau en Grande-Bretagne avant nos jours – et les usines britanniques n’ont jamais été dépendantes du bois ou d’autres ressources potentiellement rares. Il n’y a donc aucune explication naturelle ou technique à cette transition, et aucun des récits économiques courants (néo-malthusien, ricardien, techno-déterministe, etc.) ne parvient à en rendre compte. D’où l’argument de Malm : c’est dans le systèmes d’usines hydrauliques que les rapports de production capitalistes ont pu se constituer et se concentrer sous une forme qui a engendré le passage aux énergies fossiles. L’énergie hydraulique n’était pas privatisable, son côté commun était incompatible avec ces relations de production, il fallait donc l’abolir. La capacité d’une technologie de changer le climat découlait donc de sa valeur pour ses propriétaires, par opposition à ses non-propriétaires. Comme le montre Malm, la naissance de l’économie fossile en Grande-Bretagne au XIXe siècle a même coïncidé avec une sous-utilisation des biens communs : les moulins à eau et à vent ont fermé. En se réfugiant dans l’isolement du charbon, les capitalistes ont déployé une nouvelle logique spatiale de centralisation, produisant un espace à la fois abstrait et éminemment terrestre, rendu possible par des strates concentrées d’énergie qui permettent la mobilité du capital dans l’espace.
Comme le montre l’histoire du capitalisme fossile au-delà de l’Angleterre, aucune des phases de mécanisation successives n’a entraîné une diminution du travail – au contraire, chacune des mécanisations a produit de nouvelles dépendances vis-à-vis du travail humain : les machines doivent être produites et manipulées, les combustibles doivent être extraits, les marchandises transportées (l’eau en tant que source d’énergie n’avait pas été produite, alors que le charbon, lui, a dû être extrait par de la main-d’œuvre).
À travers l’historiographie de Malm, nous pouvons comprendre comment cet effondrement des échelles du temps s’est produit, à savoir par la création d’un espace abstrait du capital, par l’interface de stocks immobiles d’énergie à extraire, au service de la mobilité du capital tout autant que d’un temps abstrait. La substitution qui sous-tend la transition aux combustibles fossiles n’est donc pas transhistorique, elle est un processus qui doit être maintenu et répété, elle est un outil de pouvoir, jamais au repos tout en ne restant jamais seulement formelle. Son résultat involontaire, la catastrophe climatique actuelle, est donc une instance évidente de ce pouvoir, au sens double du terme.
L’intemporalité du stock de combustibles fossiles est devenue, avec la révolution industrielle, une prothèse du temps abstrait. Cette fonction prothétique est encore en usage aujourd’hui à chaque fois que l’on s’oppose à la réduction de la consommation de combustibles fossiles, illustrant un refus total de notre position et situation, un « et alors ? » caractéristique de la ruse de la raison dans sa capacité de dénégation.
C’est dans ce contexte que le concept d’Anthropocène a été développé et a pris une dimension à la fois descriptive et prescriptive. Dans un premier temps, le concept a visé une dénaturalisation : le changement climatique est désormais le fait d’une seule espèce. Cependant, lorsqu’il est immédiatement lié à un trait humain inné, une re-naturalisation se produit.
Cette renaturalisation apparaît partout, tant dans les lamentations de la science populaire que dans les travaux universitaires, lorsque le réchauffement climatique est lié à l’utilisation du feu par l’homme ou à d’autres attributs liés à l’espèce, ou lorsqu’on tente, comme le fait le psychanalyste John Keene, d’attribuer le réchauffement climatique à la croyance inconsciente selon laquelle « la planète est une “mère-toilette” illimitée, capable d’absorber nos produits toxiques jusqu’à l’infiniSally Weintrobe (éd.), Engaging with Climate Change. Psychoanalytic and Interdisciplinary Perspectives, Londres, Routledge, 2013, p. 146. ».
Sauter immédiatement d’une échelle à l’autre induit une certaine jouissance : face au nouveau protagoniste du temps planétaire, l’histoire humaine est dépassée, subsumée, soit dans une mise en garde, soit dans l’expression d’une stase, d’une position mélancolique. Bien que la capacité à manipuler le feu ait été une condition nécessaire à l’avènement de l’économie fossile, il serait absurde de lui attribuer la crise actuelle – pire encore, ce serait en obscurcir les origines. La recherche d’origines est à la fois impossible et inévitable – et la concomitance actuelle des récits illustre à la fois son importance et les implications politiques qui découlent de ces récits.
Pour citer Malm : « Les capitalistes d’un petit coin du monde occidental ont investi dans la vapeur, jetant les bases de l’économie fossile. À aucun moment, l’espèce humaine n’a voté pour cette économie, ni avec ses pieds, ni avec des bulletins de vote, ni par une marche à l’unisson mécanique, ou l’exercice d’une quelconque autorité partagée sur son propre destin et celui du système terrestre. Elle n’est pas apparue comme acteur sur la scène de l’histoireA. Malm, Fossil Capital, op. cit., p. 267. ».
À supposer que cela soit vrai, une rhétorique qui cherche à ancrer le changement climatique dans les attributs d’une espèce ne commet-elle pas une erreur de catégorie ? Les contradictions intra-espèces ont conditionné le développement de l’économie fossile ; cette dernière a été imposée au reste de la société. Ironiquement, la capacité à manipuler le feu, une cause triviale dans laquelle certains cherchent à ancrer l’avènement du changement climatique, a été l’un des principaux outils pour y résister (brûler une machine était devenu passible de la peine de mort dès que l’industrie britannique avait pleinement adopté la vapeur). L’institution des énergies fossiles n’a jamais fait l’objet d’une délibération démocratique.
Le dernier rapport des Nations unies sur les inégalités climatiques, publié en mai 2023, souligne que 75 % des pertes relatives de revenus dues au changement climatique affecteront les 50 % les plus pauvres (tandis que les 10 % les plus riches ne subiront que 3 % des pertes relatives). Les 45 % les plus pauvres de l’humanité génèrent 7 % des émissions actuelles, tandis que les 7 % les plus riches en produisent plus de 50 %Lucas Chancel, Philipp Bothe et Tancrède Voituriez, « 2023 United Nations Climate Inequality Report », consulté le 11 juillet 2024, https://wid.world/wp-content/uploads/2023/01/CBV2023-ClimateInequalityReport-2.pdf..
Une telle polarisation croissante, une telle aggravation de la situation ne sauraient être conciliées avec l’identification de « l’humanité » dans son ensemble comme agent géologique. La croissance démographique, souvent présentée comme un argument « libéral » en faveur du rôle géologique de l’humanité, a été multipliée par 6,6, tandis que les émissions ont été multipliées par 659 entre 1820 et 2010. Des recherches suggèrent même une corrélation négative entre les deuxA. Malm, Fossil Capital, op. cit., p. 268 sq..
Aucune autre espèce ne présente une disparité interne similaire – l’humanité est une catégorie trop abstraite pour supporter le poids de ce qui s’est produit. Le déplacement de la nature vers la nature humaine efface le caractère sociogénique du changement climatique anthropique. La division intra-espèce était une part intégrale de la consommation des combustibles fossiles. Nous devrions donc être très prudents avec cette naturalisation par la bande de l’origine du changement climatique : elle se sert clandestinement de la situation politique catastrophique dans laquelle nous nous trouvons pour combler le fossé entre les sciences naturelles et les sciences sociales qui n’existe qu’en raison de l’économie politique capitaliste des savoirs et de leurs divisions.
Si nous étions des pingouins, des loutres ou des ornithorynques et que nous cherchions les responsables de la réduction de notre monde de vie, la perspective de l’espèce aurait un sens. Pour nous, cependant, elle risque de conduire à une paralysie qui ne permet pas d’examiner de près à quel point les récits historiques que nous possédons mériteraient d’être enrichis par la perspective du changement climatique – et la manière dont cette absence témoigne de la persistance du statu quo de l’économie fossile. La logique caractéristique de la pollution passée, celle de reporter le problème à plus tard, revient ainsi sous une autre forme : l’espèce qui saurait concilier l’historiographie de ses divisions internes et de leur rôle dans le changement climatique serait, contrairement à la pulsion mortifère qui anime notre époque, une espèce soucieuse de vivre et de survivre.
Il faudrait défendre le concept d’Anthropocène contre une telle naturalisation pour retrouver sa dimension prothétique : qu’est-ce que signifierait de penser le concept d’Anthropocène comme étant lui-même historique, d’envisager son usage, dans cet étrange présent où nous sommes, dans l’ambivalence que porte tout outil ? Si le concept a une vocation critique, il faut se garder de la substantialisation de l’humanité à laquelle il invite. Si le réchauffement climatique nous concerne effectivement en tant qu’espèce, brouillant la distinction entre le social et le naturel, la subsomption qu’opère le concept d’Anthropocène doit, selon moi, être considérée comme une invitation à diviser de nouveau, une invitation à refaire nos distinctions – et à les rendre pratiques. Nous vivons tous déjà au milieu d’échelles et de positions incompatibles entre elles, nos vies sont déjà remplies d’abstractions. Les nouvelles apories du temps planétaire ne doivent pas nous plonger dans une énième mélancolie – il s’agit d’inventer, avec joie, les armes qui nous permettraient d’agir.