Pour décrire l’historiographie de la crise écologique, il nous faut revenir aux Grecs. Pourquoi ? Car les mots que nous employons pour décrire cette crise sont grecs. Par exemple, le mot d’écologie. Ce terme est construit à partir du grec oikos et logos. L’écologie est la science de la maison, de l’environnement, des écosystèmes. Nous ne savons pas toutefois le sens que ce mot a philosophiquement. La philosophie ne l’a jamais défini. Mon propos est que l’histoire de la philosophie peut nous apprendre quelque chose de ce nom.
Oikos renvoie aussi à un autre mot grec, celui d’oikéiosis. Oikéiosis signifie : le fait de s’approprier. Comment penser appropriation et conciliation ? Comment penser une appropriation non-prédatrice de la nature ? C’est-à-dire qui puisse se concilier avec l’ensemble des vivants, et avec l’équilibre de la vie. L’hypothèse de mon livre L’Écologique de l’Histoire Valentin Husson, L’Écologique de l’Histoire, Dijon, les presses du réel, 2021. est celle-ci : l’Histoire humaine est une histoire des appropriations (techniques, politiques, économiques, etc.). Heidegger soutenait que l’Histoire était l’histoire de l’être ; nous pouvons dire, en ce sens, qu’elle est l’histoire de l’avoir.
Il s’agit ici de repenser notre compréhension ou plutôt notre non-compréhension de l’avoir. Pour les Grecs, « avoir » ne signifie pas posséder. Il signifie le procès de propriation de soi. Ce procès de propriation de soi permet de s’approprier selon ce qui approprié (appropriate, au sens de suiting, fitting) pour survivre. S’approprier, c’est donc rendre propre son milieu, son environnement. Mais c’est aussi devenir proprement soi, selon ce qui est bon et utile pour soi. « Avoir », au sens grec, n’est donc pas un concept technique, politique ou économique. C’est un concept biologique, éthique et écologique. Si l’on comprend le « éco- » de éco-logie comme oikos et oikéiosis, la question est alors celle-ci : dans quel maison ou environnement doit-on vivre pour vivre de manière appropriée ? Comment la nature et la nature humaine peuvent-elle coexister ?
Pour comprendre cela, il faut savoir qu’oikéiosis signifie aussi : concilier. Il faut penser cette conciliation comme réconciliation. Comment vivre en adéquation avec son milieu ? Comment coexister avec notre environnement et avec les vivants ? Comment les humains peuvent-ils se réconcilier avec la vie non-humaine ? Comment vivre de manière appropriée dans cette copropriété des vivants ? Il nous faut déconstruire nos catégories de pensée, et notre langage, pour sortir de l’Anthropocène.
L’urgence écologique actuelle est une urgence historique ou « historiale ». Premièrement, l’écologie politique est le défi historique de notre génération et des générations futures. Pour Hegel, le sens de l’Histoire était la libération universelle des hommes. Pour Heidegger, il s’agité de sortir de l’oubli l’être. Aujourd’hui, le sens de l’Histoire n’est-il pas de sauver la vie terrestre ? Autrement dit, le sens de l’Histoire est, pour nous, que l’Histoire humaine ait encore un sens et un avenir. La crise écologique est le résultat de notre métaphysique occidentale, et de sa logique appropriationniste. Il y a deux formes d’appropriation. La bonne appropriation renvoie au mot grec oikéiosis. La mauvaise renvoie au mot grec ktésis. Ktésis signifie : la possession matérielle. Socrate compare cette possession au manteau que l’on possède sans se vêtir avec. C’est une accumulation de biens, d’objets et de possessions qui n’ont pas d’utilité. On croit qu’il existe une discontinuité entre la nature et l’humanité. C’est ce que Descola appelle le naturalisme : l’homme se croit spirituellement supérieur à la nature. C’est pourquoi il la considère comme sa propriété. Heidegger, lui, parle de Gestell : d’installations techniques qui ont pour but de transformer la nature en ressources économiques et calculables.
Il nous faut donc redéfinir le concept d’« appropriation », puisque notre Histoire est le résultat d’une prédation et d’une privatisation appropriationniste. L’Anthropocène procède de ce mouvement historique de capture de ce qui est commun : la nature, les énergies. Sortir de l’Anthropocène nécessite d’écouter autrement le concept d’« appropriation ». Il n’a pas toujours eu le sens de prédation, de possession ou de privatisation. Ce terme a d’abord signifié la nécessité de laisser-vivre le vivant selon ce qui lui est approprié pour survivre. Il a eu pour sens de vivre en conformité avec ce qui est approprié pour sa nature et la nature en général. L’écologie pourrait s’écrire « échologie ». Le préfixe écho- renvoie à l’ekhein et à l’oikéiosis. L’écologie politique détermine donc ce qui est approprié pour les vivants afin de vivre dans la conciliation. De Socrate aux stoïciens, la philosophie a donc pensé quelque chose comme l’écologie – c’est du moins ce que j’essaye de dire et de soutenir. Le scandale est que l’écologie dépend de l’avoir et non de l’être.
Nous ne devons pas être naïfs. L’appropriation de notre environnement est une nécessité. Nous devons maîtriser la Nature, pas la posséder : il était nécessaire pour l’humanité de maîtriser le feu, la cuisson de la viande a permis le développement cérébral et physique de l’humain ; l’humanité s’est protégée des intempéries et des prédateurs ; elle a inventé la médecine pour soigner les maladies ; elle a inventé l’agriculture pour nourrir ses prochains. Toute appropriation n’est pas mauvaise. Elle est mauvaise quand elle devient une possession morbide, quand elle est une dérégulation de l’harmonie de la vie. La Modernité a modifié l’Histoire. On connaît la phrase de Descartes : « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». À partir de la modernité, le destin du monde a changé. La maîtrise est devenue possession et propriété. Ce n’est pas la faute de Descartes : le philosophe français voulait améliorer les inventions techniques, pour que l’homme mange à sa faim, pour soigner le corps et l’âme, pour augmenter l’espérance de vie. Au XIXe siècle, nous sommes devenus des possesseurs de la Nature. Et cette privatisation du monde a détruit la vie humaine et non-humaine.
Il y a donc bien une double finitude. La modernité est finie, car son projet a détruit le monde. On doit penser au-delà de la Modernité, et être postmodernes. Le monde, aussi, est fini maintenant. Le concept de monde a perdu son sens. Nous savons plus ce que « faire monde » signifie.
Cette réconciliation des vivants humains et non-humains nécessite que l’on repense la question du monde. Chez les Grecs, le monde était un kosmos. Chez les Latins, le monde était une nature définie par des lois. Chez les Médiévaux, le monde était un Orbe gouverné par Dieu. Chez les Modernes, il était une harmonie. Malgré ces différentes compréhensions, le monde était un bon et bel ordre. Il était, en fait, une cosmétique. Le mot cosmétique vient du grec kosmos. Le kosmos était un ensemble cohérent, ordonné et harmonieux. Par « cosmétique », nous entendons la coappartenance harmonieuse des vivants et des non-vivants relativement à leur environnement. Biologiquement, cette conciliation du vivant est la condition de la permanence de la vie terrestre. Politiquement, la cosmétique a pour but de réparer les dommages écologiques, et de restituer la beauté et l’harmonie du monde. Une harmonie est un rapport de parties à un tout qui a une efficacité. Un organisme vivant est harmonieux, comme peut l’être un écosystème. Cette harmonie est la beauté du monde et de la vie. Toute écologie politique a pour finalité de créer une cosmétique.
Repenser l’Histoire, c’est donc repenser l’appropriation et le monde. C’est aussi comprendre que la philosophie et la science ont défini notre rapport au monde. Par exemple, toute cosmologie concorde avec une représentation du politique. Toute cosmologie concorde avec le modèle hégémonique d’organisation politique de son époque. La cosmologie n’est pas neutre. Toute philosophie est une décision politique. Les modèles scientifiques en sont aussi. Le kosmos grec concorde avec la démocratie athénienne où l’ordre est harmonieux (où l’intérêt de chacun est condition de l’intérêt de tous). Les lois de la nature des Latins concorde avec un empire à la puissante magistrature. L’Orbe des Médiévaux concorde avec la monarchie de droit divin (le roi étant le représentant de Dieu sur Terre). Et l’harmonie des Modernes concorde avec l’État libéral, où le droit réconcilie les différences.
Pour penser l’écologie, nous devons penser ces différentes époques. L’essence de la politique n’est pas politique. Peut-être est-elle cosmologique ? Ou inversement. Pour savoir où l’on va, nous devons savoir d’où nous venons. Notre avenir a un passé. La crise écologique a une histoire. Comment changer le monde maintenant ? Nous sommes à l’époque de l’acosmisme. L’acosmisme est le fait qu’il y ait un monde, mais que ce monde n’est plus politique. Le monde est planétaire ; et le planétaire est économique. Cette économie est une mondialisation. Planète, en grec, se dit : plainesthai. « Astre errant ». Nous sommes dans l’errance. La globalisation n’a aucun projet politique : elle est la privatisation et la possession de la Nature. Elle est la transformation des ressources naturelles en ressources financières. Comment sortir de la mondialisation et de l’Anthropocène ? Sortir de cela, c’est comprendre que l’avoir est une exigence. Avoir n’est pas une possession statique. Avoir est une dynamique. Nous avons à être plus soigneux. C’est un devoir, et un effort politique.
Cet effort politique est aussi juridique. Nous avons à penser un droit de la nature, comme l’ont fait la Bolivie, la Colombie et la Nouvelle-Zélande. Les vivants non-humains doivent être considérés, aujourd’hui, comme des personnes juridiques. Certains vivants auraient ainsi des droits. Comme c’est le cas du fleuve Atrato en Bolive, du fleuve Amazone en Colombie ou du fleuve Whanganui en Nouvelle-Zélande. Si les vivants deviennent des personnes juridiques, alors l’humain devra en prendra soin. Ces droits garantiront que les vivants vivent selon ce qui est approprié pour eux. Le kosmos – ou la cosmétique – est cette coexistence des vivants selon ce qui est bon et utile pour leur continuité biologique. Le droit est la condition de la coappropriation d’un monde harmonieux. Il est donc une réparation ou une restitution. Il s’agit de restituer, c’est-à-dire de re-situer, les vivants à leur place propre dans l’ordre écosystémique.
Pour conclure, on peut dire que la crise écologique nécessite de repenser certains concepts. Premièrement, l’appropriation n’est ni une possession ni une propriété privée. Elle est le processus de propriation de soi selon ce qui est approprié (bon et utile) pour s’adapter à son environnement. Elle est un laisser-être. Deuxièmement, il faut repenser le monde comme kosmos ou cosmétique. La beauté du monde est son harmonie écosystémique. C’est cette beauté que l’on doit protéger juridiquement. Comme les Stoïciens le savaient, il nous faut « vivre selon la Nature » (vivere secundum naturam). Répondons donc à tous les financiers qui volent notre bien commun, ce que Diogène avait répondu à l’empereur Alexandre : « Ôte-toi de mon soleil ». Cette phrase n’est plus une simple provocation, elle a un vrai sens écologique. Les énergies et la Nature sont les communs de la vie. Ils sont le seul universel.
La question de l’universalisme doit être repensée écologiquement. Spinoza le disait : l’humain n’est pas « un empire dans un empire ». Nous sommes la Nature. Humain et non-humain, nous vivons des mêmes énergies, de la même harmonie. Toute vie vit selon ce qui est approprié pour elle. Toute vie est reliée aux autres vivants. Toute vie est liée au kosmos. Toute vie vit de la vie du Tout.