L’écothéorie s’écrit souvent en mesures à trois ou quatre tempsDes passages de ce texte ont déjà été traduits et publiés dans la revue Relief (https://revue-relief.org/article/view/12383). Cette traduction initiale (d’une conférence prononcée à la Maison Française de New York University le 3 mars 2022) a été réalisée par Hélène Quiniou qui a généreusement marqué son accord pour qu’elle serve de base à la présente traduction (d’une conférence donnée à la Maison Française de New York University le 23 juin 2023 lors du colloque Scaled (in)Finitude. Problems of the Ecological Turn). NdT.. « Les quatre écologies de l’anthropocèneRaphaël Mathevet, « Les quatre écologies de l’anthropocène », The Conversation, January 13, 2021. http://theconversation.com/les-quatre-ecologies-de-lanthropocene-152490, consulté le 15 mai 2025. », publié en 2021 par l’écologue Raphaël Mathevet, directeur de recherches à l’Université de Montpellier, distingue quatre écoles qui se chevauchent : l’écologie de l’obstination, l’écologie de la réconciliation, l’écologie du renoncement et enfin, l’écologie du sauvage. L’écologie de l’obstination « s’est entêtée depuis longtemps à préserver des écosystèmes et paysages à forte naturalité ainsi que des espèces sauvages emblématiques. » L’écologie de la réconciliation, « courant devenu majoritaire dans les années 1990, milite pour des aires protégées où les humains sont impliqués dans des approches participatives de conservation intégrée aux actions d’exploitation des ressources naturelles et de développement. » L’écologie du renoncement, « apparue dans les années 2000, considère que les humains ont définitivement bouleversé le fonctionnement des écosystèmes, et promeut les partenariats afin de ralentir l’érosion de la biodiversité ». Enfin, l’écologie du sauvage « cherche à promouvoir l’idée que la nature n’a pas besoin des humains et qu’il faut laisser s’exprimer les forces autonomes et évolutives qui l’animentIbid. ».
Cette écologie à quatre temps est entrée en concurrence avec un modèle à trois temps qui nous est plus familier. Dans un post de 2021, « Why Three Ecologies ? », Adrian J. IvakhivAdrian J. Ivakhiv, “Why Three Ecologies?” Immanence (blog), January 15, 2021., géo-philosophe dont les recherches portent sur l’écoréalisme, les écologies numériques et les écologies de l’image en mouvement, distingue les écologies matérialiste, subjective et perceptive, selon la triade inspirée des trois registres écologiques développés par Guattari :
Et pourtant, c’est bien à l’articulation :
– de la subjectivité à l’état naissant ;
– du socius à l’état mutant ;
– de l’environnement au point où il peut être réinventé ;
que se jouera la sortie des crises majeures de notre époqueFélix Guattari, Les trois écologies, collection L’Espace critique, Paris, Editions Galilée, 1989, p. 72..
Ces trois registres constituent le socle de l’essai Les trois écologies, ouvrage magistral paru en 1989, qui appelle à un New Deal écosophique, une nouvelle écologie sociale avec, à la manœuvre, une coalition d’écologistes, de féministes et d’antiracistesIbid., p. 43. qui permettront qu’advienne, car ils agissent à tous les niveaux du socius, une nouvelle « écologie socialeIbid. ».
Le texte de Guattari aurait tout aussi bien pu s’intituler Les trois écosophies, puisqu’il y pose une articulation éthico-politique qu’il nomme écosophieIbid., p. 12., « un besoin urgent d’adopter une éthique écosophiqueIbid., p. 69. », car « la création de nouvelles espèces vivantes, végétales et animales est inéluctablement à notre horizonIbid. » ; car « un temps viendra où il sera nécessaire d’engager d’immenses programmes pour réguler les rapports entre l’oxygène, l’ozone et le gaz carbonique dans l’atmosphère terrestreIbid., p. 68. » ; enfin, précise-t-il, car « du côté du cosmos comme du côté des praxis humaines, « il n’est jamais question que de machines et j’oserai dire même de machines de guerreIbid. » dédiées à des modes de production écocidaires. Chose intéressante, l’éthique écosophique est déclinée en quatre caractéristiques, ou formes, qui s’envisagent par paires : l’une, théorique et pratiqueIbid., p. 52. ; l’autre, éthico-politique et esthétiqueFélix Guattari, Qu’est-ce que l’écosophie ? Textes présentés par Stéphane Nadeau, Abbaye d’Ardenne, Nouvelles éditions Lignes, IMEC, 2013, p. 68.. Et ces deux paires ont été conçues pour remplacer trois anciennes formes d’engagement : le religieux, le politique et l’associatif. Qui fait autorité, dans ce cas précis, la triade ou la tétrade ? La question est moins futile qu’il n’y paraît, en ce sens que ce qui rend l’écosophie radicale et dynamique, surtout dans la pratique de Guattari est, précisément, la volonté de la défaire de la dictature du nombre, à tout jamais soumis au néorationalisme capitalistique et technico-scientifique. Ses trois écologies contiendraient donc en creux une contradiction atavique, le spectre des trois anciennes unités classiques du trivium (grammaire, logique, rhétorique), de la Sainte Trinité (le Père, le Fils et le Saint-Esprit), ainsi que des trois moments de la dialectique hégélienne que sont la thèse, l’antithèse et la synthèse.
Je n’ai certainement pas l’intention de m’enfermer dans une obsession sur les triades et les tétrades, mais je ne peux m’empêcher d’observer les rapports de force qu’elles entretiennent en tant que symptômes de l’impossibilité d’échapper au choix des nombres dans la pensée programmatique, particulièrement (et très souvent d’ailleurs) dans la pensée postanthropocénique. Je n’irais pas jusqu’à dire que cet inconscient mathématique est câblé dans la psyché ou bien qu’il devrait être envisagé comme une condition indépassable de l’architecture cognitive ; en revanche, j’entends l’écosophie se définir elle-même comme un combat contre la pensée par les nombres et contre ce que Gary Genosko, nomme « le risque d’un déclin régressif vers le sérialisme“The risk of decay back into seriality” (Gary Genosko, Félix Guattari : An Aberrant Introduction, Continuum, London, 2002, p. 87.) [nous traduisons] ». Nous pourrions avancer que la numératie de Guattari affaiblit autant qu’elle renforce son audacieuse incursion dans la pensée écologique postmédiatique. Les efforts qu’il déploie afin de penser au-delà des paradigmes, sans catégories et dans une approche transversale des schémas argumentatifs propositio, expositio, justificatio, sont soumis à l’impératif des subdivisions en triades ou tétrades, lorsqu’il ne s’agit pas du mode binaire – dyadique – des algorithmes. C’est en ce sens que « Les trois écos » du titre de mon article sont un clin d’œil ironique à la tripartite de Guattari dans Les trois écologies, et un écho à ma propre rechute dans une pensée à trois entrées, lorsque je formule une argumentation sur l’interrelation entre trois topoi – écosophie, écopoïèse et écocide. Chaque terme contient les deux autres, non seulement en raison de leur préfixe commun (éco, du grec oikos, qui signifie le foyer, la famille, l’économie, la parenté, l’affinité et l’appropriation), mais également en raison de leur lien avec une poiesis puissante, qui s’alimente, historiquement, de traditions diverses comme la Naturphilosophie, la dark pastoral et la technoscience dystopique.
Ce qui m’intéresse, aujourd’hui, est que l’on puisse comprendre l’écosophie comme une écopoïèse de l’écocide, dans un cadre théorique de plus en plus orienté vers des dépliages trans-sensibles et trans-finis au sein de « Territoires existentielsFélix Guattari, Les trois écologies, p. 20. », vers une interchangeabilité des échelles du micro et du macro (comme la « micropolitique du désir » de Guattari ou la « microphysique du pouvoir » de Foucault), et vers des « Univers de virtualitéFélix Guattari, Chaosmose, Paris, Éditions Galilée, 1992, p. 46. » qui relèvent de la métaphysique de la matière. Tous ces aspects du champ écosophique partagent le même impetus pour une transsomption de ces espaces-temps délimités quantitativement qui zonent la pensée et la projettent vers les espaces capitalistes de production. Voilà, selon moi, où le « trans » de la transversalité de Guattari puise sa force : il vise à modifier la nature et la verticalité de la pensée sans porter atteinte aux subjectivités et à la nature en tant que telle. Le défi était, et reste, de taille, mais il implique en tous cas, compte tenu de la précarité actuelle de la planète, que l’on ne puisse concevoir de philosophie en dehors de l’écosophie.
L’écophilosophie actuelle rappelle les théories des « flux » des années 1970 (chez Serres, Deleuze et Irigaray) et, selon Frédéric Neyrat, « il devient littéralement vital d’affirmer que la nature n’est pas seulement un champ de bataille : elle est d’abord et avant tout un champ relationnel, intensif, de vie et de non-vieFrédéric Neyrat, La part inconstructible de la Terre, Paris, Éditions du Seuil, p. 42. » dans une perspective multinaturaliste. Elle est également au cœur de la critique des temporalités de l’Anthropocène que Kathryn Yusoff qualifie de « géo-logique de l’existence qui procède, dans le même temps, à une prise de contrôle et à une resynchronisation de la planète et de ses structures temporelles, pour aboutir à une réorganisation de l’avenir résolument irrationnelle et irréfléchie“A geo-logics of existence, simultaneously hacking and re-syncing the planet and its temporal structures to produce an arrangement of the future that looks decidedly irrational and unthought” (Kathryn Yusoff, “Epochal Aesthetics: Affectual Infrastructures of the Anthropocene,” e-flux 29 March 2017. http://worker01.e-flux.com/pdf/article_121847.pdf, consulté le 15 mai 2025) [nous traduisons] ». Dans le champ de la global language justiceGlobal language justice (justice à rendre aux langues minorisées à travers le monde), voir Global Language Justice, ed. Lydia H. Liu and Anupama Rao, with Charlotte A. Silverman, New York, Columbia University Press, 2023.(NdT), l’écosophie se nourrit de phénoménologies cosmogoniques indigènes ainsi que d’idiomes contemporains qui désignent la « vitalité numériqueVoir “Digital Vitality for Linguistic Diversity”, ibid., 220. ». La bibliographie écosophique s’enrichit jour après jour : depuis les travaux de Gregory Bateson, Arne Naess, André Gorz, Sylvia Wynter, Édouard Glissant, Bruno Latour, Isabelle Stenghers, Rob Nixon, Eugene Thacker, Anna Lowenhaupt Tsing, Gayatri Chakravorty Spivak, Kathryn Yusoff, Dipesh Chakravarty, Malcolm Ferdinand, Andreas Malm, Rosalind Morris, Karen Barad, Elisabeth Povinelli, Gilles Clément, Patrice Maniglier, Baptiste Morizot, Pierre Charbonnier, Emanuel Coccia (parmi d’autres), jusqu’aux recherches consacrées à la sentience des plantes, aux liens de parenté des arbres, aux biomes de la vie marine, ou encore aux zomiasVoir James C. Scott, Zomia ou l’Art de ne pas être gouverné, Paris, Éditions du Seuil, 2013, ces lieux non gouvernables dont relèvent l’air et les forêts.
Nombre de ces contributions, et surtout les plus récentes, font l’impasse sur l’œuvre de Guattari. J’ai déjà avancé que selon moi, c’est à Guattari que nous pouvons prêter au terme écosophie quelques-uns de ses développements théoriques les plus originaux et quelques-unes de ses applications les plus créativesVoir Emily Apter « Traduire l’écosophie », trad. Hélène Quiniou, RELIEF – REVUE ÉLECTRONIQUE DE LITTÉRATURE FRANÇAISE, 16(1), 2022, p. 227–247. https://revue-relief.org/article/view/12383, consulté le 15 mai 2025.. Son écosophie est née en réaction à une tendance, dans les mouvements écologistes français de son époque, à faire de la défense des espèces menacées une sorte de politique identitaire de la nature, trop facilement récupérable par un certain vitalisme romantique et « un conservatisme, un autoritarisme tout à fait inquiétantFélix Guattari, Qu’est-ce que l’écosophie ?, p. 326. ». Pour Guattari, la société est composée d’individus atomisés, repliés sur eux-mêmes, aliénés par « l’homogenèse capitalistiqueFélix Guattari, Chaosmose, p. 83. », infantilisés par les médias et en proie aux conflits inter-ethniques. Les trois ouvrages majeurs que sont Chaosmose, Les trois écologies et Qu’est-ce que l’écosophie ?, rédigés à l’époque de Tchernobyl, du Sida et de la première guerre du Golfe, sont aujourd’hui fréquemment cités dans des débats ou des interviews où leur pertinence dans l’actualité brûlante les rendent plus indispensables encore.
Il n’y avait évidemment pas, pour Guattari, une seule et unique pratique écosophique. Parfois, elle est synonyme d’interspéciation subjective ; à d’autres moments, de nomadisme urbain et de réponses affectives aux « attracteurs étrangesFélix Guattari, Qu’est-ce que l’écosophie ?, p. 53. » des villes. L’écologie de l’esprit, en tant que pratique écosophique, est définie par la masse d’expériences psychiques et la mémoire aléatoire absente des théories structuralistes de l’événement. Elle s’aventure dans le monde phénoménologique pour produire ce que Guattari appelait les « vertiges de l’immanence ». Elle repose sur un sixième sens des mots ordinaires ou expressions déterritorialisées qui auront soudainement le pouvoir de se rendre disponible politiquement, d’agir soudainement depuis l’habitus mental ou l’environnement.
Dans Les trois écologies, l’hétérogenèse apparaît comme un important philosophème, en tant que « processus continu de re-singularisationFélix Guattari, Les trois écologies, p. 72. » : « La subjectivité, à travers des clés transversales, s’instaure concurremment dans le monde de l’environnement, des grands Agencements sociaux et institutionnels et symétriquement, au sein des paysages et fantasmes habitant les sphères les plus intimes de l’individuIbid. ». Ce sont précisément ces paysages, auxquels Franco « Bifo » Berardi se réfère par « cartographie visionnaireFranco Berardi (Bifo), Félix Guattari Thought, Friendship and Visionary Cartography, transl. and ed. Giuseppina Mecchia and Charles J. Stivale, New York, Palgrave McMillan, 2008. », qui m’intéressent au premier chef. Quelle forme prennent-ils ? Je voudrais pouvoir associer ces paysages subjectifs en expansion à une écopoïèse qui s’exprime à travers les particules d’oxygène, d’ozone et de carbone tout en ne se laissant pas réduire à une version supplémentaire du mythe romantique où la nature est perçue comme grande écriture chiffréeNature’s script renvoie à la Chiffernschrift de Novalis dans Les Disciples à Sais : la nature conçue comme « grande écriture chiffrée ». Friedrich Novalis, Les Disciples à Saïs, trad. Maurice Maeterlinck, Bruxelles, P. Lacomblez, 1895. NdT. (indissociable de ses liens profonds et historiques avec le nationalisme ontologique). Il s’agit plutôt d’une praxis éthico-esthétique, qui s’ouvre à des expérimentations sur les matérialismes linguistiques ainsi que sur les formes de narration qui se rapportent aux processus de décréation, de dévolution, d’ontogenèse renversée, d’auto-immunité, et de l’effondrement des systèmes de support de vie.
L’écopoïèse se tient en marge de l’écocritique conventionnelle que l’on trouve, par exemple, dans Ecocriticism on the Edge. The Anthropocene as a Threshold Concept de Timothy ClarkeTimothy Clark, Ecocriticism on the Edge: The Anthropocene as a Threshold Concept, London, Bloomsbury, 2015, p. 49. NdT.. Cet ouvrage, de grande qualité d’ailleurs, s’appuie, selon moi, sur des lectures trop « vertes » de poètes de la nature comme Gary Snyder, ou encore l’Australien Henry Lawson, dont les paysages du début du XXe siècle dépeignent un Outback ravagé par la sécheresse. L’écopoïèse dépasse l’écocritique thématique et fait même l’impasse sur celle-ci car il ne s’agit pas d’un genre qui se définit par thème. Elle s’apparente davantage, selon moi, à une heuristique, à une poiesis trans-médiale, qui traduit des données brutes et des desiderata matériels en logos cunéiforme et chiffré. Cette trans-médialité écosophique traverse les dimensions spatio-temporelles de l’histoire, elle est à la fois archaïque et spéculative. En tant qu’esthétique expérimentale, on peut l’apercevoir dans Crystals, Fabrics and Fields (1976)Donna Haraway, Crystals, Fabrics, and Fields: Metaphors That Shape Embryos, Berkeley, North Atlantic Books, 2004., l’étude des métaphores [dans le domaine de l’embryologie] de Donna Haraway ; dans les jardins luxuriants de l’environnent inhospitalier de Dungeness (Kent), que bichonnait le réalisateur britannique Derek Jarman, au crépuscule de sa vie ; dans les « écologies décoloniales » comparables au travail de Malcolm FerdinandMalcolm Ferdinand, Interview sur l’“Ecologie décoloniale”, https://www.youtube.com/watch?v=uKKz2yJ29VI, consulté le 15 mai 2025. sur le Négrocène, une version de l’Anthropocène qui place le passé esclavagiste dans l’histoire de l’écocide, depuis les plantations caribéennes jusqu’aux essais nucléaires polynésiens ; dans la « nécropastorale » que Claudia Rankine, empruntant le terme à Joyelle McSweeneyJoyelle McSweeney, The Necropastoral. Poetry, Media, Occults, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2014., applique aux formes d’ « enclosures raciales » :
La nécropastorale est une zone politico-esthétique où les déprédations humaines ne peuvent être dissociées d’une expérience de la nature empoisonnée, mutante, aberrante, spectaculaire, pleine d’effets et d’affects nocifs. La nécropastorale est une zone non rationnelle, anachronique, souvent tournée vers le passé et qui ne s’inscrit pas dans les repères cartésiens ou les notions de rationalité, de linéarité, de cause et d’effet propres aux Lumières. Elle ne s’inscrit pas davantage dans l’humanisme mais s’intéresse aux modalités non humaines, comme les bugs, les virus, les adventices et les moisissures« a political-aesthetic zone in which the fact of mankind’s depredations cannot be separated from an experience of ‘nature’ which is poisoned, mutated, aberrant, spectacular, full of ill effects and affects. The Necropastoral is a non-rational zone, anachronistic, it often looks backwards and does not subscribe to Cartesian coordinates or Enlightenment notions of rationality and linearity, cause and effect. It does not subscribe to humanism but is interested in non-human modalities, like those of bugs, viruses, weeds and mold » (Claudia Rankine, Just Us: An American Conversation, Minneapolis, Minnesota, Graywolf Press, 2020, p. 88-89) [nous traduisons]..
*
Afin d’illustrer la poétique nécropastorale, je me tourne vers John Kinsella, un écrivain australien anarchiste et vegan dont l’œuvre est intimement liée au militantisme contre l’extractivisme et le drainage miniers ainsi que contre la désertification résultant de pratiques agricoles inadaptées. Depuis ses débuts dans les années 1980, Kinsella développe ce qu’il nomme pastoraclasm, une poétique dérivée de la dark pastoral et qui s’inspire d’œuvres telles que Les Idylles de Théocrite, Les Bucoliques de Virgile, Le Calendrier du berger et La Reine des fées d’Edmund Spenser, et, surtout, L’Arcadie de la comtesse de Pembroke de Sir Philip Sidney (un roman pastoral traversé de satire politique écrit au XVIe siècle). La littérature pastorale, composée de dialogues entre berger.ères, vante les vertus de la vie rurale et déplore la corruption dans les hautes sphères de la société ainsi que les intrigues de cour. Dans L’Arcadie, les idylles bucoliques alternent avec de violentes scènes de combat, de trahison politique, de rapt, de viol et de chaos social. Kinsella s’approprie cette juxtaposition ironique structurelle pour mettre en scène la guerre entre le biome ancestral et l’agriculture industrielle aux mains de multinationales, la Big Agriculture.
Kinsella a choisi un extrait“Arcadia among all the provinces of Greece was ever had in singular reputation, partly for the sweetness of the air and other natural benefits, but principally for the moderate and well tempered minds of the people who (finding how true a contentation is gotten by following the course of nature, and how the shining title of glory, so much affected by other nations, doth indeed help little to the happiness of life) were the only people which, as by their justice and providence gave neither cause nor hope to their neighbours to annoy them, so were they not stirred with false praise to trouble others’ quiet, thinking it a small reward for the wasting of their own lives in ravening that their posterity should long after say they had done so.” [Instances en gras par les traductrices] (Sir Philip Sidney, The Countess of Pembroke’s Arcadia, Book I, cité en épigraphe in John Kinsella, The New Arcadia: Poems, 1st ed., New York, Norton. L’édition utilisée pour cette traduction est l’e-book format e-pub de la première édition). du Livre I de L’Arcadie de Sidney comme épigraphe en ouverture de son recueil éponyme d’égloguesIbid.. « The sweetness of the air » ainsi que d’autres « natural benefits » sont associés aux « well tempered minds ». « True contentation » ne peut se trouver que dans la coexistence paisible, dans le refus de rechercher gloire et postérité au détriment de ses voisins ou dans « the wasting of their own lives in ravening ». Le gérondif ravening rappelle ici la rapacité violente qui sous-tend la mécanique de profit mue par les pulsions capitalistes.
Philip Sidney est à nouveau cité en épigraphe“Ye goatherd gods, that love the grassy mountains” (Sir Philip Sidney, op. cit., cité en épigraphe in ibid. p.50). dans la partie intitulée « An Eclogue of Presence », une joute verbale entre le « Farmer » (fermier hostile à tout passage sur ses terres conçues comme possessions à défendre jusqu’au meurtre : « I’ll come after you, and blood will run in the gulliesIbid., p.52. ») et le « Young Bloke » qui réclame son droit à passer sur les terres conçues comme espaces ouverts, en libre accès, et qui défend la cause des habitats naturels :
Young Bloke
And no matter what you’ve done to choke the gullies
they’d speak out in a language that’d just be noise
to you, but my dad and cousins would enter the evening
with the spirits behind them, and the morning
would be filled with a lament heard often through scrub
and it would wind like smoke and swallow the hillsIbid., p.51..
Cette tension dialogique traverse aussi « The Rural Stage » qui oppose les forces du développement immobilier à celles de la vie végétale. Les éléments de la nature parlent dans un jargon évoquant la toxicité, la végétation atrophiée et les menaces de recours en justice environnementale qui planent alors même qu’un agent immobilier tente de dissimuler l’étendue des conséquences de pulvérisations agricoles sur un site de construction :
[…] a real-estate
agent at Nicene insisting spray was last used here
ten years ago, this fertilising body a sack
of residue, the car shacking down to bare bits
over corrugations where dryandra is thick
on roadsides, a gravel-pit reclaiming itself
and sandplain thinning crops across the dividing
media of road, a snapping futchel, differential
split, custos, this court-case
to determine flows beneath our wheels,
indeed our feet, oubliette households
[…]
teleports for Mercedes-Benz,
but in fact obsession and a knowing
that has them lashing out, that will
see them thin on the ground
when there are no varieties
of wheat hardy enough
to sustain encomiums,
the ruralIbid., p.16..
Dans « The Shitheads of Spray » [les salauds de la pulvérisation], Kinsella porte la violence subie par les espèces indésirables un cran plus loin et imagine une scène de « seed vengeance » où les gestes de Bruce Lee sont convoqués contre les « seed-spray » destructrices et les « haters of weed » qui haïssent avec la même vigueur toute espèce de langue poétique protégeant le vocabulaire des plantes et des perroquets par des jeux de langue, comme l’expression « broad-leaf outrage » [indignation latifoliée] qui convoque l’image d’une espèce de plante en colère, ou « dead gum lovers » qui évoque les « guns » en joue contre les perroquets :
Under-ode, antediluvian reprisal,
Seed vengeance, broad-leaf outrage,
Seed-spray head kick, the pressure point
Rumoured to have dropped Bruce Lee
In his tracks; haters of weeds,
Haters of any more words
Than needed: say it straight,
Vandals, poofter-bashers, migrant baiters,
Dead gum lovers, parrot killers,
Worshippers of spray-drenched fruit
That smiles without blightIbid., p. 57-58..
L’esthétique écopolitique de Kinsella parle à travers la flore et la faune des champs de blé australiens. C’est une langue d’une Weird Melancholy selon l’expression de Marcus Clarke qui caractérise ainsi les contours grotesques et étranges, voire surnaturels, de l’Outback australien ainsi que les « strange scribblings of Nature learning how to write » [les gribouillis étranges de la Nature apprenant à écrire]John Kinsella, “Introduction to the poetry of Michael Dransfield,” in Michael Dransfield: A Retrospective. Selected by John Kinsella, St Lucia, University of Queensland Press, 2002, p. IX. NdT: Kinsella cite ici l’expression Weird Melancholy que Marcus Clarke (1846-1881) utilise pour la première fois dans sa préface à une édition des poèmes d’Adam Lindsay Gordon: “In Australia alone is to be found the Grotesque, the Weird, the strange scribblings of Nature learning how to write. Some see beauty in our trees without shade, our flowers without perfume, our birds who cannot fly, and our beasts who have not yet learned to walk on all fours. But the dweller in the wilderness acknowledges the subtle charm of this fantastic land of monstrosities. He becomes familiar with the beauty of loneliness […] the phantasmagoria of that wild dreamland called the Bush interprets itself, and he begins to understand why free Esau loved his heritage of desert-sand better than all the bountiful richness of Egypt.” (Marcus Clarke, “Preface”, in Adam Lindsay Gordon. Poems. https://www.gutenberg.org/files/258/258-h/258-h.htm, consulté le 15 mai 2025.). Ce que la Weird Melancholy a d’innovant, remarque Kinsella, c’est qu’elle « ne s’inscrit pas sur une ligne du temps occidentale caractérisé par le changement historique. Elle n’entre pas dans cette dialectique. Remontant à des dizaines de milliers d’années à travers la présence aborigène, c’est une poésie constituée de chants, surfaces, peinture, sable, corps, arbres, plantes et texture. Elle est faite d’eau et d’air et de feu, d’un temps du Rêve non linéaireIbid. “What is innovative about Weird Melancholy is that it does not sit on a Western timeline of historic change. It doesn’t fit the dialectic. Extending back tens of thousands of years through indigenous habitation, it is a poetry of song, surfaces, paint, sand, the body, trees and plants, and texture. It is of water and air and fire, of a dreaming that works beyond the linear.” [nous traduisons] ». Cette langue des éléments et du temps ancestral se rapproche d’une nouvelle Natursprache, d’une Ursprache dont les origines remontent à la théosophie de la langue primordiale ou primitive chez Jakob Böhme, et aux tentatives au sein des sociétés savantes dédiées à la langue à Nuremberg au XVIIe siècle (dans le sillage de la traduction vernaculaire de la Bible par Luther) de retrouver la force d’une « langue adamique ou naturelle capable de nommer les essences divines ou immanentesIbid. “Adamic or natural language capable of naming divine or immanent essences.” ». Selon Jane O. NewmanJane O. Newman, Pastoral Conventions: Poetry, Language, and Thought in Seventeenth-Century Nuremberg, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1990, p.72-73., la « controverse gréco-romaine sur l’opposition entre origine naturelle ou conventionnelle de la signification linguistique (phusei/thesei) » a suscité des débats sur la question de savoir « si les noms étaient inhérents aux objets ou s’ils étaient donnés par les humains » et si les « causes premières » de la langue divine pouvait se trouver dans la langue vernaculaire. L’enjeu de ces discussions était de déterminer si l’allemand vernaculaire pouvait être considéré comme une langue « à la fois transcendantale et accessible sans médiation aux usages de la société, ce qui lui permettrait d’accéder au statut de « langue “principielle” des Écritures » au même titre que le grec, l’hébreu et le latin. Que le concept de Natursprache soit devenu un instrument politique propulsant l’allemand moderne sur la voie du nationalisme linguistique (comme le démontre Jane O. Newman), est un constat aisé à dresser. En revanche, il n’est absolument pas à comprendre en ces termes chez John Kinsella. Chez lui, Natursprache évoque un multinaturalisme décolonial, non anthropocentrique, relié aux cosmogonies aborigènes et, paradoxalement, un idiome inhérent à la nécropastorale issue de l’industrialisation anthropocénique (mais déjà latente chez les poètes du Lake District) qui peut être désignée comme calamity form (expression proposée par Anahid Nersessian pour qualifier « le grand tour de prestidigitation par lequel le capital dissimule sa logiqueAnahid Nersessian, The Calamity Form: On Poetry and Social Life, Chicago, University of Chicago Press, 2020, p.3. [nous traduisons] »). Cette calamity form relie les points qui déterminent la réponse affective, non seulement le cloudfeel [sentiment éthéré, enveloppant et cotonneux] au cœur du genre écogéorgique, qu’il s’agisse de ballades lyriques ou des ciels de Turner ou de Constable, mais aussi les « points de pulsation“pulse points”, ibid., p. 19. », « la somme prolifératrice des maux engendrés par le capitalisme industriel naissant“the social conditions at issue are in the main those of early industrial capitalism and the mushrooming sum of its harms”, ibid. ». Ces maux sont implicites dans les paysages de Wordsworth, sous les traits de traces déstabilisantes de la relocalisation forcée à l’époque du mouvement des enclosures, quadrillages formés par les terres agricoles cultivées et les délimitations de la propriété privée qui criblent la surface de la terre and subdivisent son nomosVoir Carl Schmitt, Le Nomos de la Terre, Paris, PUF, Quadrige, 2012. en patchworks de territoires souverains délimités.
Un paysage consumé par les conflagrations sociales et par la dévastation extractiviste apparait comme calamity form dans l’hypertraduction radicaleL’hypertraduction d’Une Saison en enfer de Rimbaud par John Kinsella a été publiée en trois temps : “Aftering Delmore Schwartz’s Season in Hell [Rimbaud] translation,” New England Review, vol. 40 no. 3, 2019, p. 28-36; “Aftering Delmore Schwartz’s Season in Hell [Rimbaud] translation,” New England Review, vol. 41 no. 3, 2020, p. 115-122; “Aftering Delmore’s Season in Hell [Rimbaud] 3,” Poetry, Vol. 215, No. 4 (January 2020), p. 364-367. NdT. que John Kinsella a donnée du poème en prose d’Arthur Rimbaud, Une Saison en enfer. À partir de la traduction littérale anglaiseNdT: Arthur Rimbaud, A Season in Hell, transl. Delmore Schwartz, Norfolk, CT, New Directions, 1939. que Delmore Schwartz en a faite en 1939, Kinsella adopte une démarche de traduction d’une liberté absolue comme dispositif de décolonialité et d’écosophie qui met en évidence la trame écocidaire sous-jacente qui était déjà en germe dans l’œuvre originale de Rimbaud. Composé en 1873, l’année où le roi belge Leopold II fit imprimer son portrait sur la monnaie du Congo (dont il venait de faire une colonie pénitentiaire et un immense camp de travail) mais aussi l’année de la « panique de 1873 », une crise financière mondiale précipitée par l’industrialisation massive de l’agriculture, le développement non contrôlé des marchés de capitaux ainsi que la multiplication des faillites bancaires et des grèves dans les chemins de fer, Une Saison en enfer constitue un pendant naturel à l’histoire parallèle que Kinsella développe : celle de la décolonialité et du « grand défilochage » (the great unraveling) de l’Anthropocène vers le Capitalocène. Dénonçant « la fin de partie imposée à la vie sur Terre par des gouvernements, des entreprises et des individus rapaces » et « l’exploitation de la ruralité à des fins d’enrichissement industriel », Kinsella annonce clairement : « J’ai voulu écrire un texte résolument décolonial […] conscient de son passif colonial et de ses propres contradictions (et contre-indications)“I’ve added a further degree of separation by creating a three-way dialogue between Rimbaud’s original, Delmore Schwartz’s surprisingly literal and matter-of-fact translation done in the late 1930s (and published in the 1939 New Directions edition I have used), and my own sense of deep disturbance and often outrage (still pacifist!) at the endgaming of life on earth by rapacious governments, companies, and individuals. I have tried to create a consciously decolonizing text, but one “aware” of its own colonial antecedents and contradictions (and contra-indications).” (John Kinsella, “Translator’s Note,” in “Aftering Delmore Schwartz’s Season in Hell [Rimbaud] translation,” New England Review, vol. 40 no. 3, 2019, p. 28). Sur la double fracture coloniale et environnementale, voir Malcolm Ferdinand, qui définit l’« habiter colonial » comme une forme d’« altéricide », c’est-à-dire de « refus de la possibilité d’habiter la Terre en présence d’un autre, d’une personne qui soit différente d’un moi par ses apparences, ses appartenances ou ses croyances » (Malcolm Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Paris, Seuil, 2019, p. 62). Voir aussi Elizabeth DeLoughrey, Allegories of the Anthropocene (Durham, Duke University Press, 2019) qui s’intéresse à la façon dont les technologies militaires et l’implantation des sites d’essais nucléaires en terres indigènes ont historiquement renforcé la convergence entre colonialité et impact environnemental. [nous traduisons]. ». Court-circuitant les clichés « déclinistes » adossés, comme le décrit Ursula Heise, au récit d’une évolution téléologique depuis l’émerveillement propre au sentiment du sublime jusqu’à la prémonition d’une destruction certaine, la traduction de Kinsella canalise « le cri » de l’original rimbaldien dans un flot d’imprécations“to take the ‘howl’ of the original and re-orientate it into a different kind of iconoclasm” (Ursula K. Heise, Imagining Extinction. The Cultural Meanings of Endangered Species, Chicago, University of Chicago Press, 2016, p. 7). Étrangement, alors même qu’elle dessine une cartographie subtile des genres écopolitiques (telles l’élégie et la comédie dans les récits de conservation), et malgré sa volonté affirmée de porter attention aux « significations culturelles », Heise fait de la signification un traitement monolingue, comme si les langues particulières dans lesquelles s’écrit le sens n’avaient pas d’effet sur son interprétation..
Écrit sous l’influence de l’absinthe et de l’opium juste après la violente rupture avec Verlaine, Une Saison en enfer donne libre cours à une entité satanique que Kinsella assimile au destin de l’Anthropocène à l’agonie. Dans sa traduction résolument libre, il reformule les hallucinations rimbaldiennes inspirées de Coleridge, celles d’un monde embrasé par les feux de l’enfer, traversé par une « visionary abjection arising from the mixing of solids and liquids of red & black ». Sous l’effet d’une « high-grade heroin », et en partie rendu aveugle par une « earth-eating lightJohn Kinsella, “Aftering Delmore Schwartz’s Season in Hell [Rimbaud] translation”, New England Review, vol. 40, no. 3, 2019, p. 29, 32, 33. », le Jésus de Kinsella marche « on lakes of boiling plastic. And the polypropylene emerald curve of the corporate waves gathers his light in its powerhousecrypt, his brown locks tattered…John Kinsella, “Aftering Delmore’s Season in Hell [Rimbaud] 3”, Poetry, Vol. 215, No. 4 (January 2020), p. 365, 367. ». Dans la frénésie de ces « corporate waves », nous faisons l’expérience de « toxic splurge of damnation », mais aussi de quelque chose de similaire à ce qu’Alain Badiou décrivait, à propos de l’« amour désespéré » dans les Illuminations de Rimbaud, comme une dissolution des intensités dans « les eaux glacées du calcul égoïsteAlain Badiou, L’immanence des vérités. Séminaire d’Alain Badiou (2012-2013). À consulter sur https://savoirs.ens.fr/expose.php?id=1705, consulté le 15 mai 2025. ».
Le narrateur de Rimbaud dans l’hypertraduction de Kinsella est un anarchiste et un révolutionnaire ; il se présente lui-même comme un esclave Noir qui dénonce devant une cour de justice fictive les ravages de l’oppression coloniale, de la suprématie blanche et de la destruction de l’environnement par l’extractivisme. Kinsella ne cherche pas à embellir, il distille simplement dans cette voix narrative une réalité, une urgence, un optimisme cruel: « I daily watch the illegal timber milling operation, using logs from mine sits in The Hills as part of a symbiosis of extraction – debranching unbarking treating chopping – in which red sap runs over the oilstained soil below the mill.] Bonanza, I’d bellow out with my failed ironyJohn Kinsella, “Aftering Delmore Schwartz’s Season in Hell [Rimbaud] translation,” p. 32-33. ». Kinsella, par un usage optimal de l’effet de discordance provoqué par l’anachronisme, offre une traduction où les divagations anti-establishment et dyspepsiques de Rimbaud deviennent des attaques antisystème contre le capitalisme de connivence et l’extractivisme racial. Là où Delmore Schwartz rendait littéralement « Je suis assis, lépreux, sur les pots cassés et les orties, au pied d’un mur rongé par le soleil » par « I, leprous, seated myself on broken pots and nettles, at the foot of a wall devoured by the sun », Kinsella offre : « Bodyrot of the Age, parked on trashed cell phones, tentacles of circuitry slowly (de)composed by the sunIbid., p.30. ». Dans la version de Kinsella, les prisonniers incarcérés à perpétuité et les bandes errantes de saisonniers désœuvrés évoqués par Rimbaud deviennent des « billionaires who swan through the foyers of goldleaf hotels glittering their smiles over the land they spoliate », oublieux des « poisoned agri-workersIbid., p.32. ». Co-constitutives de l’injustice planétaire, l’accumulation primitive et l’exploitation technologique des ressources acquièrent leur pleine puissance expressive en tant que Natursprache, bien que dans une veine nécropastorale.
Incursion dans l’esthétique écosophique, la nécropastorale de Kinsella s’insère dans la tradition du genre pastoral (tout en le transformant) qui remonte au classicisme gréco-latin, à la Renaissance française et italienne jusqu’au XVIIe siècle allemand (qui a vu l’émergence des sociétés dédiées à la langue et à la sacralisation de l’idiome vernaculaire). Elle puise également dans la critique littéraire, comme l’extraordinaire « Et in Arcadia Ego : Poussin et la traduction élégiaqueDernier chapitre dans Erwin Panofsky, L’œuvre d’art et ses significations. Essais sur les arts « visuels » (original en anglais 1955), trad. Marthe et Bernard Teyssèdre, Paris, éditions Gallimard, Bibliothèque des Sciences humaines, 1969. Il s’ouvre sur une conversation entre Sir Joshua Reynolds et le Dr Johnson sur la traduction de l’épitaphe Et in Arcadia Ego : « I am in Arcadia » [« Même en Arcadie, moi – sous-entendu, en raison de la présence du crâne : la Mort –, j’existe, je règne »] ou « Death is even in Arcadia » [« Moi aussi – sous-entendu, cette fois, en raison de son absence même : le défunt –, en Arcadie j’ai vécu, j’ai été] (Erwin Panofsky, op. cit., p. 295).NdT. » d’Erwin Panofsky et l’ouvrage classique de William Empson, Some Versions of PastoraWilliam Empson, Some Versions of Pastoral. A Study of the Pastoral Form in Literature, London, Chatto and Windus, 1935.. La version kinsellienne du roman pastoral est enracinée dans les terres à blé australiennes, un pendant aux paysages archipéliques, chez Aimé Césaire, Derek Walcott et Édouard Glissant, qui se tiennent sur les ruines de l’économie de plantation, et aux inventaires des espèces spoliées par l’exploitation de produits carbonifères chez Michel Deguy, Lisa Robertson ou encore Forrest Gander. Loin d’être une poétique sous forme de thème ou de topos, cette Natursprache nécropastorale s’apparente davantage à une praxis critique, une pratique de traduction qui translate la destruction de la terre en langue vivante. A l’édifice de la pensée écosophique sur la justice des ressources, l’intrication quantique et les imaginaires temporels portant sur la finitude terrienne, peut s’ajouter l’écopoïèse de John Kinsella, une poétique qui garde l’oreille tendue vers le sol et l’œil sur les shitheads of spray.