L’Enfant absolu

Dans ce nouvel épisode de ses Poésies à Problèmes, Pierre Vinclair revient, afin de la préciser et de l’approfondir, sur la distinction précédemment esquissée entre poésie et philosophie et le rôle qu’y joue la coupure : celle du poème tranchant dans le flux mondain et celle du concept articulant le « tout coupé ». Il s’agit, au fil d’une lecture de L’État d’enfance IV de l’écrivain et poète Hervé Piekarski, de penser l’ambivalence de notre relation à l’absolu, que la philosophie représente (ou croit pouvoir représenter) par des mots dont elle verrouille le sens (des concepts) et que la poésie, elle, cherche au bout (ou au milieu) d’un labyrinthe de failles et d’évènements linguistiques (par le travail des formes). Si la première est construction (d’un « arrière-monde »), la seconde est expérience (d’un « anti-monde »).

Sommaire

Résumé des épisodes précédents
Présentation de l’auteur et de son livre
Forme vs concepts
Indétermination et réflexivité
L’existence du vide
Décrire le drame
Une expérience
Deux bonnes raisons et leur tension
Théorie du plancher


Résumé des épisodes précédents

Dans ma dernière chronique, j’avais essayé de prendre au mot une proposition de Patrice Maniglier (réagissant à la précédente) en développant l’idée d’une mise en relation avec l’absolu par la coupure — dont la « coupe » de fin de vers, dans le poème, serait l’opérateur privilégié ou superlatif. Bien sûr, tout était paradoxal dans cette histoire ; on peut même dire qu’il y avait deux paradoxes enchâssés l’un dans l’autre, dont on pouvait toujours espérer que l’un contrebalançait l’autre mais dont il était probable qu’il ajoutait au contraire de l’incroyable à l’impossible : par définition, d’une part, on n’entre pas « en relation » avec l’absolu (si ce concept désigne ce qui existe indépendamment de notre capacité de le représenter, dans la pensée ou le langage) ; d’autre part, on voit mal comment la coupure pourrait être l’instrument privilégié d’une telle « mise en relation ». Bénévolent, on essaie de réfléchir à quelque chose, mais on rencontre un problème ; bénévolent, on tente de lui opposer une solution — et nous voilà maintenant avec deux problèmes. Comme si chaque nouveau geste destiné à nous sauver de l’embourbement nous enfonçait encore un peu plus loin de la surface. Bienvenue dans les sables mouvants du sens.
Au cours de cette inconfortable méditation, j’avais dressé un parallèle entre le travail du roman (qui coupe dans le monde) et celui du poème (qui coupe dans le langage), mais laissé de côté la comparaison d’où j’étais pourtant parti, celle qui opposait et/ou reliait poésie et philosophie — me contentant d’avancer que la poésie (« relation par la coupure ») pouvait servir de lointaine inspiration à la philosophie (« relation au tout-coupé »). Au dernier moment, au lieu d’oser imbriquer mes deux paradoxes l’un dans l’autre, je les avais donc soudain arrachés l’un à l’autre — en faisant de l’un l’objet de la poésie, de l’autre celui de la philosophie. Or peut-on s’en sortir à si bon compte ? Avec quoi la « relation par la coupure » poétique nous met-elle en relation : n’est-ce pas l’absolu, le tout-coupé ? Comment se joue la « relation au tout-coupé » philosophique : n’est-ce pas dans une langue mise en forme dans des livres ? Il se peut bien alors que philosophie et poésie soient telles deux pièces, une tragédie et une comédie par exemple, jouées par une unique troupe. Tout semble les opposer mais leur différence sur le théâtre de la pensée tient simplement au fait que les mêmes acteurs n’ont pas les mêmes rôles, et qu’untel est sur scène au moment où tel autre est au contraire refoulé dans les loges : l’une cacherait que son travail vise en définitive l’absolu, et l’autre ferait mine de ne pas voir qu’elle n’est qu’une composition de signes discrets, exprimant les phrases d’une langue particulière, imprimées sous forme de rectangles noirs ? Mais là encore, il est probable que le résultat paradoxal auquel on aboutit, pour comprendre la différence entre poésie et philosophie (leur relation à l’absolu et leur relation au langage, cœur du poème conçu comme relation par la coupure), soit moins une solution qu’un problème supplémentaire : car comment philosophie et poésie pourraient-elles avoir les mêmes moyens au service des mêmes fins ? Plutôt que de risquer de nous embourber encore un peu plus, je saisis, comme une bouée, ce livre, récemment publié par Hervé Piekarski aux éditions Unes : L’État d’enfance IV (2024).

Présentation de l’auteur et de son livre

Le titre indique déjà quelque chose, puisqu’il succède à trois volumes de la même série — la série (un nouvel objet dans notre réflexion sur le caractère discret de l’énonciation en poème) au gré de laquelle chaque texte tire une partie de son sens de sa place, et donc de son rapport aux éléments qui lui précèdent et lui succèdent. Si le langage court à l’horizontale et que l’absolu brille comme un soleil à la verticale, la série de poèmes affirme l’autonomie d’un plan. Quelque part dans ce livre, on lit d’ailleurs : « Le langage plan. La planéité par dispersion progressive de l’objet. Cette progressivité, le tempo soumis à variations infimes et parfois gigantesques de la disparition au profit du plan de l’objet jadis défini par sa concavité expressive. » (p. 131) Pop pop pop… n’allons pas trop vite : nous ne sommes pas suffisamment échauffés pour comprendre de telles affirmations ! Revenons plus prudemment à la notice biographique qui nous accueille sur le perron du livre :

Hervé Piekarski est né en 1955 à Marseille. Ses deux premiers livres, Ouest et Évangile, paraissent en 1984 aux Editions Unes, suivi d’Impossibilité  régnante en 1989 et de L’État d’enfance en 1992. Il publie par la suite trois livres aux éditions Flammarion, avant d’y poursuivre le mouvement de L’État d’enfance (tome II en 2016, tome III en 2021). Cette série qui couvre trente années d’écriture s’organise en une longue suite de blocs de prose méditative, comme autant de stations de veille où les visions nocturnes alternent avec les réflexions métaphysiques et les fulgurances de souvenirs et récits noirs. Il s’agit pour l’auteur de dresser face à la fêlure intime et la faillite collective un dispositif poétique aux ramifications infinies pour résister à la submersion du langage. Piekarski a également été le maître d’œuvre de l’édition des carnets de Roger Giroux dans les années 1980 (Journal du poèmeSoit donc celaBlank). Il a reçu le prix Théophile-Gautier de l’Académie française en 2016 pour L’État d’enfance II. Après de longues années passées à Montpellier, il est aujourd’hui retourné vivre dans sa région natale. (p. 6)


Je n’ai pas choisi ce livre au hasard pour essayer de formuler (et conjurer la menace de leur possible identité) une distinction entre ce que fait la poésie et ce que fait la philosophie : il se présente, tout en se revendiquant du genre « poésie », comme le plus proche possible de la philosophie. C’est d’autant plus le cas que 43 de ses poèmes, formant une sous-série dans la série, s’intitulent, « Theôria » (j’y reviendrai). Tout se passe donc comme s’il invitait à nous positionner juste en amont de la frontière ; avant le franchissement de l’ultime différence spécifique ; sur le seuil, en embuscade. Non seulement, en effet, ce sont des proses (sans « coupe » à la fin du vers), mais elles promettent de s’occuper de « métaphysique » (c’est-à-dire — ce n’est pas la seule interprétation possible de ce terme, mais on verra qu’elle fonctionne assez bien — de dire quelque chose de l’absolu). Et si l’on tourne maintenant deux pages, pour lire le premier poème de l’ensemble, force est de constater qu’il mobilise même des sortes de « concepts », ou tout du moins des mots ou des expressions qui ont pu servir de concepts et même, qu’on a principalement utilisés comme des concepts, ainsi « la misère du roi » (qui semble employé au sens de Pascal) et « fatum » (qui rappelle Nietzsche, ou les Stoïciens) :

NUIT DU 28/09/2019

Au même moment s’ouvrent les cicatrices de tous partout dans le monde. La misère échoit au seul roi. Les rois abdiquent et le symbole qui brille dans le ciel paraît l’espace d’un clin d’œil encore plus énorme que le ciel. Il n’est plus du ressort du temps éternel de durer. Tous, nous sommes des forçats dont les peines s’apaisent avec la mort mais des morts il ne s’en produit plus jamais dans nos contrées. Nos rois sont-ils les seuls souhaitables ? Viendra-t-il, le dieu qui referme les cicatrices ? Le rouge du sang augmente en intensité partout dans le monde, je veux dire que son intensité de plus en plus fort nous impose partout dans le monde anticipé. Un fatum agrée cela. Un fatum les agréant dispose le règne des productions partout dans le monde. Ce matin, je me suis aperçu que l’espace qui occupait mon corps semblait plus dense qu’à l’accoutumée. Ouvrir le danger à la matière dont il est fait, cet éclair d’un futur déjà présent je vous le dois.

 Forme vs concepts

Comme le dernier texte de L’État d’enfance III (Flammarion, 2021) s’intitulait « Nuit du 19/01/2019 », on peut dire que nous sommes avec cette série en face d’une sorte de journal, c’est-à-dire un dispositif qui rend compte de la vie dans sa continuité par la succession d’entrées discontinues, d’un volume au suivant. Car sans doute qui essaierait, au nom de la fluidité de l’expérience, de ne pas produire des textes discrets, serait condamné à en produire un seul qui, même très long, ne tiendrait jamais lieu en vérité que d’un seul moment extensif (et non du passage de la vie). Il est des objets que l’on désigne par des noms singuliers, mais dont on ne peut rendre compte que par des multiplicités organisées. Tout se passe comme si les choses comme « la vie » ou « l’absolu », impossibles à représenter par des signes, ne se laissaient tout au plus qu’intuitionnés par une alternance de signes et de contre-signes (coupes, silences, blancs). C’est pourquoi la littérature en général, et la poésie en particulier, met la forme au cœur de son entreprise (la série, par exemple, est une forme), c’est-à-dire un certain réglage des rapports entre signes et contre-signes. La philosophie (pour donner une intuition de ces totalités fuyantes — la « vie », l’« absolu »…) utilise des concepts, c’est-à-dire se propose de bloquer la signification de certains mots par d’autres mots, dans des définitions qui en font des sortes de méta-mots, avec un mode d’existence proche d’objets tels que les lois ou les institutions ; elle espère grâce à ces concepts (qui, d’une certaine manière, bien sûr, intègrent le négatif, mais en leur sein même, dans l’articulation des différents autres mots qui en fixent le sens) pouvoir représenter dans leur complexité de telles totalités. En mettant pour sa part l’accent sur la forme, l’art du poème joue avec le reste dans la langue, c’est-à-dire l’insynthétisable, ce qui dans le signe répugne au passage au sens. Est-ce cela que désigne, un peu plus loin, l’expression « la pensée charnelle au piège de son vocabulaire » (p. 11) ? En tout cas, le premier poème passé, je glane au fil des pages de ce volume assez étourdissant une série de formules qui me donnent le sentiment qu’il m’offre si parfaitement ce que j’essaie ici de penser que cela en devient louche, et que je me demande si ce n’est pas moi qui suis en train de projeter ce que je cherche, dans un texte en réalité seulement profondément équivoque. Comme par hasard, il affirme justement maintenant que « parfois d’une ambiguïté surgit un miracle » (p. 14).

Indétermination et réflexivité

Là où la prose courante est relation de pensée (échouant à saisir le non-relié) et là où la philosophie, par le concept (mot articulé par différents mots fixés), croit s’émanciper de cette condition linguistique pour regarder le soleil de l’absolu fixement, chaque poème apparaît comme un équilibre précaire sinon impossible, toujours friable, d’événements linguistiques improbables séparés par des failles et tenus dans une forme. Pour la poésie, l’absolu existe, mais au bout d’un tunnel ; le tunnel est un labyrinthe dont les haies sont en fleurs ; le poème est la floraison, et au fur et à mesure que j’avance dans ma lecture, je me rends compte que je pourrais presque tout citer de ce livre : chaque phrase serait intéressante, parce qu’elle me donnerait ce dont j’ai besoin, mais d’une façon que je n’imaginais pas. Comment juger cet art de la variation ? Trahit-il un maniérisme, celui d’un poème obsédé par les ornements apportés dans un deuxième temps à une pensée finalement élémentaire ? « J’affirme l’ornementation, première encoche. D’un geste apparaît l’écriture en trop. » (p. 81) Ou au contraire, s’emploie-t-il à faire fructifier les différences marginales pour condamner la haine du divers qu’implique la synthèse du penser ? Que se passe-t-il entre deux phrases ? Comment sont-elles connectées ? Presque sans conjonction, d’une part, le poème entasse des propositions qui ne fusionneraient pas dans une structure sémantique supérieure ; sans contexte, d’autre part, les propositions flottent un peu dans l’air, les noms qu’elles prennent pour sujet n’étant pas évidemment connectés à des référents identifiés. Ici, « le nom aux éclats travaille en pleine chair. » (p. 100) Dans ce double jeu, paradigmatique et syntagmatique, le sens du poème s’offre dans une indécision foncière : ce sont des apologues, mais nulle morale ne les précède ni ne les coiffe ; chaque poème est une fable acéphale de sens à jamais fragile : « On cherche le bébé jusqu’à l’aube. Le bébé pourrit dans une outre de peau. On arrête les recherches. L’outre de peau éclate. » (p. 138) Avec pour effet collatéral, la tentation pour le lecteur d’interpréter toutes les propositions comme réflexives : à défaut d’un rapport à la phrase précédente (pas de conjonction) et d’un contexte éclairant (pas de référent), on se dit que le poème renvoie sans doute à lui-même. Si l’on a envie de tout citer, c’est ainsi parce que chaque proposition, tout en étant un peu flottante, semble ajouter une indication sur ce qu’est un poème. Il est vrai que le vocabulaire lui-même paraît réflexif : « De la narration menée à perte surgit l’impossible qui le contraint. […] Le monde n’a lieu qu’une fois, dans l’étincelle du temps nul son apparition a lieu par le récit des chaos qui le parcourent. » (p. 47) On a bien l’impression, n’est-ce pas, que nous ne sommes pas seulement en train de projeter, et que le poème se propose lui-même d’être une sorte de métaphysique négative, si l’on entend par cette expression le fait de dire quelque chose de l’absolu par le fait de ne pas le dire. Tout est équivoque, d’accord, mais tout est en plein dans le mille en même temps, si les poèmes sont des « structures noires telles [sic] des abris contre le trop-plein du jour. » (p. 49)

L’existence du vide

Le blanc et le noir, le jour et la nuit, la vie et la mort, la langue et le silence, le non-coupé et le coupé : dans le volume précédent, l’Etat d’enfance III, on pouvait déjà lire : « Et chaque nuit recommence le combat d’une langue qui semble la mienne avec le noyau de silence intraitable et merveilleux qui la fonde » (« Art poétique », p. 88). Or, tout se passe comme si la tâche impossible du poème consistait non seulement à nous mettre en relation avec le silence, par et dans le langage, mais dans que ce silence soit présent le silence des morts — de sorte que l’absolu avec lequel le langage poétique doit paradoxalement nous mettre en lien est aussi une sorte de lieu infernal.
Le lieu gagné par l’élévation philosophique se situe sans doute hors du monde et peut-être doit-il se définir comme un « arrière-monde » — mais l’absolu du poème est plutôt un « anti-monde ». Or c’est là que vivent, si l’on peut dire (mais on ne le peut pas), nos morts, si je comprends le geste d’Hervé Piekarski ; les rejoindre est l’une des principales intentions de l’écriture, de sorte que la métaphysique négative est une catabase. Le poète s’enfonce peu à peu dans cet anti-monde : « je n’existe plus que par mon absence au lieu où te parvient cette pulsation et d’où me voilà expulsé à mon tour ! N’effraie pas les deux chiens qui se battent dans ta tête. Meurs comme il faut. Tais-toi. » (p. 75) Revient alors au poème de devenir une sorte de photographie animée, pour reprendre la partie ininterrompue : « Je figure sur la photo là où fut détruite la villa de tous mes morts. On peut les voir sur la photo. Que mon regard les réunisse pour reprendre la partie interrompue c’est affaire de responsabilité cruelle, d’amour incarné, de détresse et de pudeur dans une pensée d’aujourd’hui. » (p. 57) En lisant de telles phrases, je me dis que la différence entre philosophie et poésie équivaut à celle qui oppose les architectures occidentale et japonaise. La première construit phrase sur phrase comme des blocs de bétons, dont les premiers peuvent servir de fondements aux suivants, de sorte que l’on s’élève jusqu’au ciel pour avoir un panorama sur l’absolu ; la seconde pose des bouts de bois les uns sur les autres et laisse partout des trous pour que l’invisible circule (et empêche les parois de moisir). La première cherche la fondation du plein par le plein, la seconde l’alternance du vide et du plein : elle laisse passer « la vitesse de l’air dans l’écriture, absente de l’écriture. Ça fait un poème l’absence de l’air dans l’écriture » puis : « Le temps est-il cette roue qui fait tourner l’absence de tout dans les poèmes ? » (p. 107) Le poème se fait « observation de la faille incision plutôt » (p. 131).

Décrire le drame

On peut paraphraser la philosophie, difficilement le poème : le commentaire philosophique permet d’approcher une pensée, le commentaire du poème nous éloigne du poème et relance autre chose. La philosophie est un contenu (qui peut se transmettre), alors que la poésie est une expérience (qu’il faut faire) : « Si tu m’en demandes la raison, je te donnerai la main de l’écriture. » (p. 148, je souligne) D’accord, mais à ce compte, on voit mal ce que je fais en ce moment : ne suis-je pas en train de commenter, de paraphraser, précisément ? Je laisse ici un peu d’air passer entre les poutres, me contentant de citer le texte :

Comment évaluer la procession de mes morts dans la mort générale et pourquoi me soumettre à la loi exclusive qui toujours fait dérailler la langue au moment où elle sait ? L’écriture entière contenu et raffermie par l’oubli dont la fiction la précède comme son chien devenu fou l’aveugle, comme la plus rusée de ses hallucinations le membre fantôme de l’amputé : La phrase n’a pas besoin des mots pour suivre les sentiers qu’empruntent les morts dans leur nuit. Une fois encore l’observation m’a conduit là où c’est affaire de souffle pour la langue et non de signes. Devant la douleur. (p. 69)

 
Il y a bien une sorte d’élan philosophique dans ce livre, un devenir-philosophème du poème. Un peu avant son tiers s’inaugure d’ailleurs une sous-série de proses intitulées « Theôria », qui forment les éléments d’un manifeste à la fois répétitif et très glissant, une poétique à coups de marteau-piqueur dont la pointerolle n’irait jamais taper exactement au même endroit, quoique l’objectif soit de défoncer une unique surface : il y en aura 43 en tout. Le rapport qu’entretient les phrases qu’elles contiennent n’est pas beaucoup plus clair que dans les autres proses, mais elles comportent malgré tout des propositions qui paraissent bien nous informer sur ce que nous cherchons, ne serait-ce que parce que le sujet de ces étranges aphorismes ressemble à certains concepts de la théorie littéraire : « La fiction lorsqu’elle se rend maîtresse de la graphie lui donne d’incarner le délié qui la conduit. » (« Theôria », p. 54) La fiction, la graphie, le délié, ici, sont sans doute moins des concepts que des personnages du drame de la phrase — et il faut entendre que « la fiction est maîtresse de la graphie » au sens fort de « maîtresse » — ou du procès que par sa performance le sens s’intente à lui-même : « Instruisant le procès d’une inscription totale où se devrait langage la responsabilité d’en finir avec la grâce suffisante des personnages. Récit impossible car dans la cellule qui le compose d’autres voix que celle de son auteur conspirent à le perdre et y parviennent. » (« Theôria 5 », p. 83). Il n’empêche : ce drame nous dit aussi quelque chose, du fait même de mettre en relation ces personnages-ci, plutôt que d’autres.

Une expérience

Ces éléments d’art poétique proposent bien ce que j’ai appelé plus haut une sorte de métaphysique négative, c’est-à-dire une proposition d’aperçus sur l’absolu arrachés au fait même de lui tourner le dos : l’être, dans une stabilité ou une stagnance sans dialectique, se définit comme le négatif du négatif. « De l’absence de monde provient la clairvoyance », annonce  « Theôria 2 », avant d’ajouter : « Le récit tombé dans l’absence de monde récuse la grammaire qui aurait dû le maintenir » et enfin : « Comment dire davantage sinon trahir le flash d’un récit qui n’a pas lieu » (p. 66) Je ne sais pas s’il est nécessaire de commenter ces propositions ; elles me semblent très fortes, assez robustes pour s’offrir à une espèce de mastication infinie. J’en tire au passage cette proposition : un philosophème débouche sur le suivant qu’il fonde, un poème se mastique. Le premier nous fait grimper en haut du gratte-ciel pour offrir un panorama sur l’absolu, le second nous fait faire une expérience à trous en espérant que cela vaille pour une expérience des trous. Ainsi, « l’écriture va d’aveuglement en aveuglement » (« Theôria 3 », p. 73), sans être assurée de ce qu’elle offre : « Étoile morte, étoile signification morte. […] Quelle expérience et pourquoi ? » (« Theôria 4 », p. 78) On peut dire que, où la philosophie fanfaronne (chaque système prétend être définitif, épuiser le réel, clôturer l’histoire, etc.), la poésie avoue humblement son échec. Mais c’est parce qu’elle croit — fort orgueilleusement — que dans son échec à offrir l’expérience de l’absolu, se révèle davantage que dans l’orgueil naïf de la philosophie icarienne à s’élever bêtement jusqu’au soleil. Le poème ne bâtit pas, il détruit (« La destruction fut ma Béatrice », a notoirement affirmé Mallarmé), sait qu’il détruit, protège sa destruction, sans parvenir peut-être à empêcher une fuite en avant dans le néant : « Mon travail consiste à protéger la destruction. Mon corps empêche mon travail. » (« Theôria 6 », p. 87) Et un peu plus loin : « Une fois de plus je n’aurai rien appris de la force qui me déborde et les mots augmentés par leur graphie m’auront abandonné au bord de l’ouvert. […] Une fois de plus m’aura manqué la langue du langage qui précède les langues. » (« Theôria 9 », p. 90) et c’est cette expérience manquée que chaque poème remet sur le métier… pour la manquer, jusqu’à ce que le sens parte vraiment en capilotade, la signification du négatif devenant une négation de la signification : « J’écris la phrase jusqu’au point où elle se rompt et c’est alors le langage par la destruction de la phrase et l’apparition comme un éclair du langage dans la destruction de la phrase. » (« Theôria 20 », p. 122)

Deux bonnes raisons et leur tension

Bien sûr, Hervé Piekarski n’est pas tous les poètes ; L’État d’enfance IV n’est pas tous les poèmes. Au contraire, il faut noter la singularité de cette proposition, qui rend absurde le désir de statuer, à partir d’elle, sur la poésie en général. Si je m’y risque malgré tout, c’est pour deux raisons que voici : d’abord, parce que cette poétique, aussi singulière soit-elle, ne sort pas de nulle part. Elle est possible parce que quelque chose l’a précédé ; le poète a trouvé le poème dans un certain état pour seulement imaginer lui donner cette nouvelle apparence et ces enjeux. En l’occurrence, il me semble chercher un chemin qui reprenne ou continue certaines propositions de la « modernité négative » que Stéphane Baquey caractérise ainsi : pour ces poètes, la pertinence ou le drame se concentre sur la possibilité d’énoncer une expérience du monde dans l’espace des signes. [Ils] disent la recherche ou l’échec du dépassement de la dialectique négative que génère cet acte énonciatif. […] Leur expérience de la littéralité est celle de la répétition d’une perte, exemplairement d’un jardin d’enfanceStéphane Baquey, préface à Emmanuel Hocquard et Raquel, Orange Export Ltd., Flammarion, 2020, p. IX..
Parmi ces poètes, on peut compter Roger Giroux (qui disait par exemple que « le non-poème est l’être du PoèmeRoger Giroux, Journal d’un poème, Eric Pesty, 2011, non paginé. ») ; et la notice biographique nous a appris plus haut qu’Hervé Piekarski avait justement été son éditeur posthume. Ce que propose L’État d’enfance répond à, et poursuit, une tendance sensible de la poésie contemporaine ; celle qui s’exprime dans la tentative de toucher, par un certain usage « renversé » ou négatif du langage, ce qui existe vraiment et ce qui compte indépendamment du langage — un « absolu » perdu. La deuxième raison, c’est parce que les poèmes d’Hervé Piekarski ne sont pas que des poèmes (singuliers) ; ce sont aussi des textes théoriques qui proposent une conception générale du poème, qui vaut pour tous. L’État d’enfance IV n’est certes pas tous les poèmes mais contient des propositions qui les concernent tous. Cette œuvre rejoue d’ailleurs une tension qui caractérisait déjà, à mon avis, la modernité négative, à savoir d’un côté une conception résolument hermétique d’un langage (déchargé, dans son office négatif, de toute fonction discursive) ; de l’autre, le fait que cette conception s’énonce dans des propositions elles-mêmes finalement assez claires, ressortissant d’un usage conventionnel de la syntaxe et du lexique. Ainsi, lorsque le même Roger Giroux écrit : « Je ne parle pas — on ne parle pas — du Poème. Lui seul parle, et sa voix n’est entendue qu’au delà du silenceIbid.. » Il faut bien reconnaître que, quoiqu’il en est, il est pourtant bien en train de parler.

Théorie du plancher

Comment comprendre le statut linguistique de ces arts poétiques qui prétendent échouer ? Comme celui de Roger Giroux, le poème d’Hervé Piekarski vit au bord du paradoxe — on dirait mieux « la contradiction performative » — du menteur. Le poète réflexif est confronté à un problème de même nature lorsqu’il dit : « Le langage me sert à désigner ce qu’il ne dit pas. » Car cette phrase, elle, est bien dite. Comment comprendre celui qui affirme « Je n’utilise pas le langage selon un jeu de langage que tu comprends ? » Est-on ou non en train de comprendre cette phrase ? Quand il dit « je mens », le menteur ment s’il ne ment pas, et réciproquement. Quand il dit « je ne suis pas en train de parler », que fait le poète ? Avant de proposer, pour finir, une réponse à cette question, je voudrais souligner que c’est sans doute dans cette recherche d’un état contre-langagier du langage (à même de donner par les trous une expérience de l’absolu) qu’il faut comprendre le titre du livre, « l’état d’enfance » (où enfance signifie infans), proche en cela d’une forme d’état mystique. Dans la citation que j’ai rapporté plus haut, Stéphane Baquey parlait aussi du « jardin d’enfant perdu » ; ces deux interprétations se contredisent moins qu’elles ne s’enrichissent l’une l’autre dans le projet de Piekarski : « Je pense à même le tapis anatolien du lieu de la chambre où je signe mon œuvre par ton nom, mon enfant perdu et retrouvé à chaque instant que j’en appelle dans son hémorragie à la possibilité de sa venue, parole rêvée, approximative et disloquée, moins qu’inscrite chuchotée dans sa fermentation à l’impossible. » (« Theôria 30 », p. 144) Pour autant — et c’est ici que je voudrais essayer de répondre à la question que j’ai posée — quand il dit à peu près « je ne suis pas en train de parler », que fait le poète ? Quelque part à la fin du volume, Hervé Piekarski écrit : « Je maintiens le contact. » (« Theôria 38 », p. 168) On peut entendre cette formule de bien des façons. Pour ma part, je l’interprète d’une manière qui doit sans doute d’abord à ma propre pratique de poète (et peut-être donc ne vaut-elle pas au-delà), que je stylise en parlant de « théorie du plancher ». Je considère moi aussi que la tâche du poème est de prendre à rebours la communication discursive, de travailler entre les jeux de langage connus, de les laminer, de les superposer, de les débiter en tranches qu’il faut ensuite empiler en cabanes précaires — tout cela pour faire toucher ou sentir le chaos grouillant qui vit derrière nos papiers-peints (de représentations) et sous nos planchers (de mots). Le poème n’est pas paraphrasable, parce que son maniement du langage n’est pas balisé ; on ne parvient pas à le refaire, parce qu’il ne refait pas lui-même ce qui se fait — ses gestes désordonnés cherchent à se perdre dans la jungle de ce que l’on peut appeler l’absolu. Il n’est pas à douter que le résultat d’un projet si paradoxal (chercher à se perdre) soit peu digeste pour le lecteur même bénévolent qui retourne le volume en librairie, et dont on tient pourtant à accrocher l’attention parce que l’on a besoin, pour une raison ou pour une autre, qu’il fasse ce travail avec nous (sans quoi nous n’essayerions pas de publier nos textes). Nouveau paradoxe : nous désirons que notre usage si peu commun du langage soit commun. C’est la raison pour laquelle je veille, pour ma part, dans mes poèmes (quoique nous nous y enfoncions dans la jungle) à fabriquer un « plancher » de significations superficielles, afin que notre lecteur bénévolent puisse tenir — passer à la phrase suivante, mimer la synthèse du sens, se rassurer : mais oui, ce poème « parle de » ceci, il « veut dire » cela. Bien sûr, beaucoup de poètes de la « modernité négative » ne prennent pas cette peine, et leur texte n’est qu’une expérience brute du chaos — sans complaisance. Des pointerolles sauvages y burinent froidement la croûte terrestre. D’autres poètes proposent au contraire un plancher derrière lequel il n’y a aucune jungle — leur maison est planté dans un lotissement aux pelouses tondues, nous discutons dans leur salon en buvant du thé, pure expérience superficielle. Je crois qu’Hervé Piekarski a, comme moi, le souci de « maintenir le contact », car c’est en tenant son lecteur sur un plancher à peu près stable qu’on lui permet aussi de se pencher vers l’invisible. L’apparent paradoxe du poète (« Je ne parle pas ») se scinde en deux expériences ; elles se contredisent moins qu’elles ne se supportent. 

Comment citer ce texte

Pierre Vinclair , « L’Enfant absolu », Les Temps qui restent, Numéro 5, Printemps (avril-juin) 2025. Disponible sur https://www.lestempsquirestent.org/fr/numeros/numero-5/l-enfant-absolu