Au camp palestinien de Yarmouk, en lointaine banlieue de Damas, les slogans des luttes passées et présentes cohabitent le long des rares murs non effondrés de la capitale de la dispersionEn arabe, ‘āṣimat as-shatāt. Situé en banlieue de Damas, le camp de Yarmouk – comptant 200000 habitants – était une véritable ville palestinienne. Sur Yarmouk, les travaux de Valentia Napolitano font autorité, dont son entretien récemment publié sur Yaani.. Certaines affiches – déjà décrépites – commémorent le martyr de combattants tués quelques mois plus tôt dans un bombardement israélien sur Damas. ‘Abd-el-‘Azīz al-Mīnāwī figure parmi ceux-ci. Vétéran de la cause, « grand leader national » certifie l’affiche, il avait d’abord été membre du Front populaire de libération de la Palestine – Commandement général (FPLP-CG), avant de se joindre au Jihad islamique palestinien (JIP). Ces deux organisations, en dépit de leurs différends idéologiques, ont ainsi eu en commun le soutien indéfectible au régime d’Assad. Le FPLP-CG a sacrifié quantité de ses soldats à la cause de la répression de la révolution, tandis que le JIP a été l’opérateur essentiel de l’arrimage de la lutte palestinienne à l’« axe de la résistance », cette coalition d’acteurs étatiques et paraétatiques soutenus par l’IranSur la théologie politique de ce mouvement singulier, issu d’une fusion idéologique du marxisme arabe – dans sa veine la plus géopolitique – et d’un islam révolutionnaire qui n’est pas sans accointance avec la République islamique d’Iran, voir l’ouvrage de Wissam Alhaj, Nicolas Dot-Pouillard, Eugénie Rebillard, De la théologie à la libération ? Histoire du Jihad islamique palestinien, Paris, La Découverte, 2014..
À quelques encablures, d’autres affiches plus récentes sont parées des couleurs de la libération syrienne, célébrant le cessez-le-feu obtenu un an et demi après le 7-Octobre, rendant hommage aux gens de Gaza, figurés par les silhouettes tragiques et sublimes de Rīm et de son grand-père qui l’appelait « l’âme de son âme ». Mêlant le ralliement à la trame révolutionnaire et l’adresse aux Gazaouis suppliciés, ces affiches nouvelles recouvrent parfois les proclamations datant d’un vieux discours pompeux, dorénavant caduque. À Yarmouk comme ailleurs, l’accélération de l’histoire fut aussi soudaine qu’implacable.
La capitale de la dispersion – métaphore d’une condition palestinienne composée à parts égales d’enracinement et d’exil – est-elle condamnée à être ainsi ballotée au gré des événements scandant l’actualité régionale ? Cette répétition de la thèse de Palestiniens et d’Arabes dépossédés de leur destin historique est tout aussi convenue qu’erronée. À Yarmouk, les habitants n’ont pas de mots trop durs pour décrire le règne du Ba’th. Un kinésithérapeute rencontré dans l’un des salons de coiffure du camp me pointe un badaud : « Celui-là a survécu au siège du régime et à la famine, quand les gens mangeaient les mauvaises herbes et la nourriture des animaux. » Dans son bureau enfumé, le responsable local du Fatah – parti pourtant lui-même modérément critique à l’égard du régime d’Assad – ne dit pas autre chose : « La destruction du camp, ce n’est pas la guerre qui l’a causée. C’est une punition. En 2018, quand le régime a repris la région, il a voulu nous faire payer notre soutien à l’Armée libre. Yarmouk a été détruit par des MiG et des missiles. » Rami, le kinésithérapeute du salon de coiffure, me montre un luxueux immeuble de l’allée principale, construit par des Palestiniens de Yarmouk exilés au Qatar, mis à sac puis détruit par la fameuse 4e division blindée de Maher al-Assad peu après la reprise du camp par le gouvernement.
Il est toutefois bien difficile de discerner les significations historiques de la fin du régime du Ba’th. Au lendemain du triomphe d’une révolution donnée pour morte, de nombreux commentateurs ont souligné le rôle joué par l’affaiblissement de l’« axe de la résistance ». Cette analyse d’inspiration géopolitique est sous doute en partie fondée. La dégradation par Israël des capacités militaires du Hezbollah et du régime de Téhéran a pesé lourd dans l’effondrement du Ba’th, qui n’avait survécu au précédent élan révolutionnaire que par le double appui de l’infanterie iranienne et de l’aviation russe. Elle ne rend pourtant guère justice aux affects fondés sur le refus d’une défaite pourtant attestée et l’espoir d’une libération pourtant invraisemblable. Ces tendances morales présentes dans de vastes portions de la société syrienne, mais coagulées à Idlib, ont fini par entraîner la chute du régime d’Assad, quand se sont élancés depuis cette dernière zone libérée les soldats qui ont vaincu le Ba’th. La profondeur existentielle de la geste révolutionnaire a ainsi vaillamment résisté à la géopolitiqueOn lira avec profit l’ouvrage de grande importance de Montassir Sakhi, La révolution ou le djihad. Syrie, France, Belgique, Paris, La Découverte, 2023. – ce vieux reliquat aristocratique où l’histoire ne se conçoit que comme la scène d’un affrontement perpétuel entre entités impériales. À l’heure de la victoire, la démonstration de cette irréductibilité de la politique aux fantasmes impériaux est sans doute l’un des plus importants legs du processus révolutionnaire parvenu à son terme : la conflictualité sociale prime toujours sur l’affrontement géopolitique.
Aussi, dans le petit bureau du Fatah de Yarmouk, on ne dévie guère. Face à l’ampleur de la tragédie, le récit des habitants du camp vient décidément de l’intérieur de la société syrienne. Cette critique sociale systématiquement adressée au régime de Bachar al-Assad invalide par elle-même la justification d’inspiration géopolitique et antisioniste qui animait la répression ba’thiste : la tragédie de l’écrasement de Yarmouk est le fait d’un « axe de la résistance » prétendument établi en soutien de la lutte palestinienne. Pour mes interlocuteurs fathaouis, le régime assadien est le seul coupable, même quand il agissait par le biais d’autres, par exemple les combattants de Daech qui ont ajouté au calvaire du camp : « C’est sa violence extrême qui a nourri l’extrémisme. Puis, il s’est mis à soigner lui-même les dawā’ich [les soldats de l’État islamique] à l’hôpital MahāynīCe récit n’est pas sans fondement : https://actionpal.org.uk/en/post/6453/articles/reports-that-the-syrian-regime-has-allowed-the-evacuation-of-isis-s-injured-members-in-south-damascus-for-treatment (consulté le 22 février 2025). Plus généralement, les collaborations entre Daech et le Ba’th sont documentées, par exemple dans le livre récent de Justine Augier, Personne morale, Arles, Actes Sud, 2024. ».
Cette relocalisation de la critique sociale au cœur de l’expérience vécue porte un nom, celui de nationalisation. Aussi les nouvelles autorités ne s’y sont-elles pas trompées en dégainant sitôt parvenues au pouvoir la proposition de naturalisation des Palestiniens de Syrie, laquelle rencontre un écho largement favorable dans les rues de Yarmouk anéanti. « Je serai toujours palestinien, toujours fidèle aux miens. Pragmatiquement, je veux maintenant avoir des droits politiques là où je suis », me dit Rami. Aux consciences européennes éclairées, l’idéal national paraît sans doute désuet, voire suspect, évoquant à raison bruits de bottes et mille visages du racisme. À Yarmouk, parmi les Palestiniens exilés à la suite de la nakba, l’horizon de la nationalisation correspond pourtant – avant d’être un slogan politique – à la réalité d’une intégration sociale parachevée. Mon ami kinésithérapeute ne dit pas autre chose : « Yarmouk était le poumon économique de la région de Damas, tout le monde venait faire ses courses ici. Les habitants de Yarmouk faisaient des études. En plus, le plus souvent, nos pères sont palestiniens et nos mères syriennes. »
L’effervescence autour de l’idéal national est un retour du refoulé collectif. La défaite de la Guerre des Six jours avait signé la fin du nationalisme arabe, au profit du marxisme-léninisme d’un côté et de l’islamisme de l’autre. Si divergentes soient-elles, ces deux formes de conscience idéologique partageaient un principe avant-gardiste, lequel les conduisait inéluctablement à s’autonomiser de la scène nationale, régressant à l’impératif infranational de défense communautaire d’une partPar-delà les configurations majorité-minorité, Les Démons de Dostoïevski met mécaniquement en lumière le délire de persécution qui accompagne la politique avant-gardiste., et à l’inféodation supranationale aux puissances régionales choisies comme tutrices d’autre part. Le Ba’th a poussé ces contradictions à l’extrême, en se réclamant à la fois de la résistance géopolitique au sionisme global et de la protection des minorités. La référence nationale n’avait pas disparu du vocabulaire politique assadien, tant s’en faut, mais elle avait été de part et d’autre évidée.
On aurait tort de reconduire la résurgence révolutionnaire de l’idéal national à une fétichisation nostalgique du collectif. « Exiger une nation« Nous exigeons une nation » (je souligne) est un slogan majeur iraqien de la révolution de 2019. Voir Ayad Al-Anbar, « Irak : “nous voulons une nation” » (en arabe), Al-Hurra (en ligne), 6 novembre 2019, https://www.alhurra.com/latest/2019/11/06/العراق-نريد-وطنا.[6] » » revient à exprimer son désir de politique, c’est-à-dire la traduction délibérative, potentiellement conflictuelle, de dynamiques sociohistoriques réelles. On ne compte ainsi plus les slogans de manifestation ou les graffitis réclamant la reconstruction d’une nation pour tous ou l’accès de droit à une citoyenne pleine et entièreVoir à ce titre, pour le cas du Maroc, le film de Soraya El Kahaloui, Landless Moroccans., à rebours de la vaine partition nationaliste qui se jouait en arrière-plan ces dernières décennies. En Syrie libérée, la voix d’Abdel Basset Sarout, figure majeure de la révolution victorieuse, résonne à chaque coin de rue : « Notre nation est un paradis. À notre nation chérie, à toi dont le sol est bon, même ton enfer est un paradis ».
Amorcée en 2011, cette refondation critique de l’idéal national dans les sociétés arabes a été retardée par les succès de la contre-révolution. En 2019, l’Algérie, le Liban et l’IraqCes trois pays où les révolutions arabes n’avaient pas immédiatement conduit à des mobilisations d’importance sont aussi ceux où le souvenir de l’occupation étrangère est le plus vif., qui n’avaient guère été saisis par la première vague révolutionnaire, avaient fini par vaciller à leur tour. Mais cet élan régénérateur fut à nouveau avorté par les partisans d’une résistance qui se résumait pourtant à une esthétique nihiliste. La délivrance ne fut ainsi rendue possible qu’à la condition d’une nouvelle terrible défaite des sociétés arabes, celle de l’écrasement de Gaza et d’une énième invasion du Liban par Israël, démontrant cruellement aussi bien le coût d’une construction nationale insuffisante que la vanité de l’agir géopolitique.
Cet apprentissage historique si douloureux est-il achevé ? On peut en douter, tant l’éternel spectre de la contre-révolution perce sous les atours à peine retouchés d’adversaires aussi résolus que redoutables. Il y a d’abord les restes de la trame politique précédente. À Beyrouth, un vieux baathiste libanais fumant cigarette sur cigarette s’emporte : « Quand est-ce que vous allez arrêter, vous les Sunnites, d’être les chiens des Américains et des Israéliens ? ». Quoique durablement affaibli, le Hezbollah n’est pas en reste. À Chtoura, dans la vallée des Beqa’, un militant du mouvement me confirme que la décapitation brutale du parti par Israël et la perte de sa mainmise sur la scène politique libanaiseÀ la suite de l’affaiblissement du Hezbollah, le Liban est enfin sorti de l’état de stase politique dans lequel le pays était plongé, avec la nomination d’un nouveau président, d’un nouveau gouvernement et la démilitarisation probable du parti chiite. sont cognitivement refusées : nouvel imām caché, Hassan Nasrallah ourdirait un retour messianique susceptible d’inverser la catastrophe.
Les fantômes du passé ne sont pas l’unique épreuve à laquelle doivent faire face les sociétés arabes en cours de refondation collective. Au lendemain de la chute du Ba’th, Israël a avancé ses troupes d’assaut au-delà du Golan occupé, établissant une brutale occupation de villages auparavant sous la protection des Casques bleus, anéantissant en quelques salves de bombardements l’essentiel des capacités militaires du nouvel État syrien. Confirmant ainsi le pacte tacite qui liait le régime israélien à son homologue ba’thiste, cette opération militaire israélienne doit être comprise comme un piège tendu à la nouvelle « conscience idéologique arabe », comme un attentat contre la possibilité d’un futur. À Damas, on ne s’y trompe guère. Au cours des multiples conférences politiques où se met en scène le dialogue national ressuscité par la libération du pays, la question de l’occupation israélienne est soigneusement évitée, reléguée à un horizon distant, loin derrière l’impératif de juger les crimes assadiens, le sauvetage économique du pays, la levée des sanctions cyniquement maintenues par l’Amérique de Donald Trump et la résolution pacifique de la question kurde.
Le principal écueil à la refondation collective du pays est pourtant d’ordre proprement historique. Les institutions nationales et les scènes politiques autonomes des sociétés arabes se reconstruisent péniblement à une époque de fascisation mondiale, laquelle n’épargne pas – tant s’en faut – l’Europe berceau du libéralisme politique. Comment conduire une reconstruction démocratique à l’heure où les pôles historiques de la modernité politique sombrent dans la fascisation ? Ce paradoxe pourrait être l’ultime piège tendu aux sociétés arabes. Face à cette épreuve, elles sont pourtant susceptibles de forger une politique de l’émancipation qui leur soit propre, ancrée dans l’expérience accumulée des malheurs de l’histoire.
(28 février 2025)