Gagner du temps face à l’imminence de la catastrophe

Alexander García Düttmann affirme qu’une crise mondiale – l’anéantissement nucléaire, l’effondrement écologique – ne peut être résolue par des tractations réformistes. S’inspirant de l’essai de Maurice Blanchot « L’apocalypse déçoit », il présente la catastrophe comme une ouverture paradoxale : tout en signalant l’autodestruction potentielle de l’humanité, elle oblige à prendre conscience des échecs du système, poussant ainsi vers une rupture révolutionnaire. Et si, pour retarder le désastre et poser les frêles fondements d’une réinvention collective, il fallait faire de l’ambivalence une arme, « comme si l’on n’avait rien à perdre, ou comme si tout était déjà perdu » ?

Si, face à une catastrophe mondiale imminente, une action qui l’empêche ou une transformation radicale des conditions qui ont engendré la situation actuelle semblent plus urgentes que jamais, il est en même temps peu probable que les négociations entre nations, États et territoires, d’une part, et le réformisme social, politique et juridique, d’autre part, suffisent à mettre en œuvre ce changement. Une véritable transformation, tel que le monde dans son ensemble et ses relations de production à la fois disparates et fondamentalement similaires s’en trouvent changées, ne peut qu’être révolutionnaire. Cependant, une fois qu’une totalité a effectivement surgi, tout changement susceptible de l’affecter doit être un changement maitrisable pour cette totalité, ou alors un changement au sein de celle-ci. Sinon, la totalité n’en serait pas une, elle ne serait pas une interconnexion surgissant à l’intérieur de ses moments, de ses éléments et de ses figures individuelles qui ne leur est jamais imposée de façon violente. À chaque fois que le changement s’avère réel ou révolutionnaire, la totalité, elle, se révèle fausse, fendue ou négative, une totalité avec une extériorité. Le changement réel ou révolutionnaire ne peut donc être qu’un changement qui génère une totalité. Il se produit parce que la totalité attend toujours son propre avènement, sa réalisation. Et tout comme une totalité ne peut être changée que radicalement ou pas du tout, en cessant d’être négative, ou en cessant d’être une simple idée, en devenant une totalité positive, qui, dans son existence même, a surmonté tous les antagonismes perturbateurs et disjonctifs, il n’y a pas d’événement ou d’élan révolutionnaire qui ne concernerait pas la totalité, aussi locale et spécifique qu’il soit, ou aussi vague et faible.

Dans son essai « L’apocalypse déçoit », qui date du milieu des années soixante du siècle dernier, l’écrivain, philosophe et critique littéraire Maurice Blanchot passe en revue un livre volumineux sur la catastrophe imminente d’une guerre nucléaire que Karl Jaspers avait publié moins de dix ans auparavant et qui venait d’être traduit en français. La possibilité que l’humanité s’anéantisse à l’échelle mondiale, possibilité révélée historiquement par la science et la technologie, dénote, selon Blanchot, un évènement « problématiqueMaurice Blanchot, « L’apocalypse déçoit », in : L’Amitié, Paris : Gallimard 1971, p. 123. » et « ambiguIbid., p. 122. », un événement qui échappe à toute tentative de définir son sens et sa signification. Car cet évènement plane toujours au-dessus de l’abîme d’un vide absolu, entre une expérience induite par une volonté de vérité qui rend le genre humain conscient de sa puissance infinie de négation au sein de son incomplétude toute aussi infinie, et la visualisation d’une idée qui apparaît pour la première fois à l’horizon de l’espèce humaine, tel un soleil impossible à reconnaître, un astre dont le lever, entrevu, pourrait aussi être considéré comme son crépuscule. C’est l’idée de totalité. Certes, la totalité dont il s’agit ici est elle-même fêlée, puisqu’elle recèle une puissance de simple destruction qui doit aussi devenir une puissance capable de constituer une communauté jusqu’alors inconnue et englobante, communiste « en un sens plénierIbid., p. 125. », comme le dit Blanchot. Cela renforce la difficulté de déterminer le type d’événement dont il s’agit pour une catastrophe auto-induite alors que cette catastrophe menace le monde dans son ensemble.

On notera que Blanchot ne cesse de se référer à la conscience et à l’attention, au fait de voir quelque chose ou de ne rien voir, de découvrir quelque chose de nouveau, d’original et d’inattendu, ou bien de rester aveugle face à une possible extinction totale, contraint de répéter des banalités telles que « il ne faut pas que les humains meurent ». On peut se demander si cet accent mis sur la conscience et l’éveil, sur la vue et l’aveuglement face à la possibilité d’une catastrophe totale que l’homme s’est donnée, n’empêche pas le développement d’une « pensée nouvelle » que Blanchot défend contre Jaspers, dont les réflexions sur la terreur atomique ne seraient qu’un « faux-semblantIbid., p. 122. », une consolidation de « situations anciennesIbid. ». Est-ce que la conscience et la prise de conscience peuvent réellement provoquer le changement radical et révolutionnaire sans lequel une totalité positive, le communisme, ne pourra jamais se détacher d’une totalité négative, le capitalisme, qui ne cesse de se reproduire par la domination, l’exploitation, l’accumulation, l’expansion, et l’exclusion intégrante ?

Vers la fin de son essai, Blanchot détecte un éveil qui conduit à nouveau à une prise de conscience. Plus la « totalité destructrice » du pouvoir capitaliste se force sur les humains et les autres espèces, ou plus l’idée d’une totalité se manifeste, bien qu’elle soit disjonctive et divisée, ou plus la totalité de la destruction menace l’humanité, plus l’humanité « risque de se voir éveillée à l’idée du tout et comme pressée d’en prendre conscience en lui donnant forme, c’est-à-dire en s’organisant et en s’unifiantIbid., p. 126. ». Ici, l’éveil et la prise de conscience ne précèdent pas au changement radical, réel, et révolutionnaire mais coïncident en quelque sorte avec lui. En effet, le moment de l’éveil, l’aube, est censé être un moment où l’ « idée du toutIbid. » se retire de la contemplation, de sa propre apparition à l’horizon, et commence à exercer une pression, qui déclenche la constitution d’une conscience, la conjoncture d’un éveil et d’une vigilance. Mais la conscience coïncide d’emblée avec un engagement pratique, avec la formation d’un tout qui revient à une unification organisatrice ou à une organisation unifiante, comme si la totalité destructrice et sa puissance négative inhérente se retournaient d’emblée contre elles-mêmes. Il est impossible de changer une totalité, et lorsque son idée apparaît dans son aspect le plus déformé, elle semble se débarrasser à la fois de son idéalité et de sa négativité, de la négativité d’une totalité qui n’existerait pas encore. Tout repose sur ce moment vivifiant où la reconnaissance et l’action s’avèrent indiscernables, et n’instituent pas une séquence dans laquelle un moment de « critique conscientisante » serait suivi par une « pratique politique » transformatrice, pour employer les distinctions habermassiennes – même si ce moment d’éveil dépend encore de ce que Blanchot appelle un « risque ». Il y a ici un élément de hasard, puisque la pratique politique et la « critique conscientisante » ne sont liées ni par nécessité ni par une « relation immanenteJürgen Habermas, « Bewußtmachende oder rettende Kritik – die Aktualität Walter Benjamins », in : Zur Aktualität Walter Benjamins, ed. S. Unseld, Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp 1972, p. 212. (Traduction anglaise : Jürgen Habermas, « Consciousness-raising or Redemptive Criticism – The Contemporaneity of Walter Benjamin », trans. Ph. Brewster et C.-H. Buchner, in : New German Critique, printemps 1979, p. 54). ». L’opération de Blanchot n’est donc pas une analyse des conditions créés par une catastrophe imminente. Il considère plutôt cette catastrophe – l’auto-anéantissement de l’humanité dans une guerre nucléaire aux effets planétaires – comme une chance pour la venue au jour de quelque chose d’absolument nouveau qui s’annonce et donc se précède sous la forme la plus improbable qui soit, à savoir le communisme.

N’est-ce pas une façon de gagner du temps que de mettre l’accent sur cette chance, surtout lorsque la chance d’un changement révolutionnaire, la chance de générer une totalité qui défie toute échelle et mesure parce qu’elle doit rester sans précédent, est imbriquée dans son contraire ostensible, une catastrophe dont l’ampleur reste impossible à mesurer ? L’événement peut aller dans les deux sens. Il peut causer une destruction totale et il peut aussi créer une totalité. L’un n’est pas possible sans signaler l’autre. En fin de compte, Blanchot semble indiquer que l’événement – une guerre nucléaire mondiale, l’avènement du communisme – doit à jamais être « problématique » ou « ambigu », traversé par une asymétrie irréductible puisque la totalité de la destruction ne peut être hantée par la totalité de la création de la même manière que la totalité de la création continue, elle, à être hantée par la totalité de la destruction. Dans ces circonstances, chercher à gagner du temps est peut-être le seul but qui vaille la peine d’être poursuivi, en supposant que la destruction peut ainsi être retardée et la création en même temps soutenue par ce décalage. Cette hypothèse est elle-même « problématique » ou « ambiguë » dans la mesure où le temps de la destruction et le temps de la création doivent chacun se montrer incommensurables et intraitables, récalcitrants au calcul. 

Comment, au juste, Blanchot cherche-t-il à gagner du temps dans « L’apocalypse déçoit » ? Précisément en évitant le « thèmeMaurice Blanchot, « L’apocalypse déçoit », loc. cit., p. 120. » du changement radical, contrairement à Jaspers et tant d’autres, surtout de nos jours, où la catastrophe qui s’annonce est double, celle d’un auto-anéantissement nucléaire de l’humanité – conséquence de la guerre entre l’Est et l’Ouest – et celle d’un auto-anéantissement climatique de l’espèce humaine – conséquence de l’anthropocène. En résumé, Blanchot prend le parti de l’entendement, agent de la séparation et de la dissociation, de la fissure et de l’analyse, d’une négativité sans faille, qu’il voit à l’œuvre dans les avancées scientifiques et technologiques qui ont préparé l’invention de la bombe atomique. Blanchot affirme que comprendre le monde, expérimenter avec la vérité, implique non seulement de s’exposer à la mort, mais aussi de se donner les moyens technologiques de détruire ce que l’on croit avoir compris. Toute tentative de réduire l’activité de l’entendement dont dépendent la compréhension et la destruction, est une tentative d’éliminer l’être humain avant même que la question de son auto-anéantissement ne puisse être posée. Dans le texte, l’élaboration de cet argument suit une évaluation de la difficulté qui entoure l’événement destructeur, la guerre nucléaire, d’une ambiguïté déconcertante. L’argument est introduit dans le texte par un « d’un côtéIbid., p. 122. » qui ne suscite pas un « de l’autre côté » concomitant, comme s’il n’y avait rien de honteux à ce que la science et la technologie atteignent une limite où l’invention de la bombe atomique permette à l’humanité de se détruire, comme si, après tout, l’événement destructeur n’était pas si ambigu que ça. Blanchot soutient également qu’il ne faut pas sous-estimer la froideur et l’absence de crainte que l’on attribue à l’entendement. Au lieu de l’empêcher de saisir l’importance de la menace atomique, cette froideur lui permet d’analyser cette menace, d’examiner les problèmes qu’elle pose pour une stratégie militaire et d’explorer les moyens de la concilier avec une existence vivable. L’entendement soutient le réformisme plutôt que le bouleversement révolutionnaire. Il se révèle pourtant d’une grande valeur pour la pensée car sa propre incapacité à concevoir le monde en termes de raison, en termes d’idées telles que l’idée de totalité, a un effet éclairant qui démystifie l’apocalypse et produit une sorte de sagesse. L’entendement dénonce la fausse alternative du tout ou rien lorsque cette alternative est instrumentalisée par des nations et des États soucieux de dissimuler la faiblesse de leur prétendue puissance. La bombe atomique n’est pas une invention d’alchimiste, souligne Blanchot.

En même temps, son texte insiste sur la nécessité pour la raison, ou la pensée, de s’élever au-dessus de l’entendement. Si l’entendement, en élaborant le fonctionnement du monde, nous donne la connaissance, la connaissance de la catastrophe par laquelle l’humanité et le monde qu’elle habite prennent fin, la raison nous ouvre la chance d’un changement révolutionnaire qui génère, en premier lieu, une totalité, celle, positive, du communisme. Tout comme l’entendement tend à tout déchirer par sa puissance violente d’analyse, le changement révolutionnaire n’exclut pas la violence. À cet égard au moins, la raison participe à la totalité en tant que totalité de destruction, de détachement, de désintégration. L’entendement ouvre la voie à la raison. Les deux se rencontrent là où l’événement « déraisonnable » d’une destruction totale de l’humanité, auquel l’activité de l’entendement a conduit, touche à la constitution d’une totalité, qui est la tâche de la raison, d’une pensée qui devient pratique lorsque son activité remplace celle de l’entendement. Cependant, lorsque l’entendement et la raison se rencontrent, lorsque la raison bondit hors de l’entendement, lorsque l’entendement soudain se mue en raison et se trouve confronté à un « avatar de la totalitéIbid., p. 126. » qui n’est plus négatif, la raison peut encore contribuer à un déchaînement de la catastrophe qui s’annonce. Est-ce pour cela que Blanchot affirme que la raison continue à s’attendre elle-même et que, ce faisant, elle retarde son propre avènement, la constitution d’une totalité positive ? Est-ce pour cela qu’il affirme que la raison est paralysée par l’anticipation de son propre bond, remplie de l’impact affectif d’une peur qui égare et avertit à la fois, une peur entièrement étrangère à l’entendement ? Est-ce pour cela que la raison n’est pas seulement quelque chose que nous devons espérer, mais aussi quelque chose que nous devons craindre ? La raison qui doit s’attendre elle-même et qui ne peut que craindre sa propre arrivée tant attendue, devient humble ou « s’humilie » devant l’activité de l’entendement, et cette humiliation la rend en quelque sorte effrayante. La raison se met-elle en garde contre elle-même, contre l’égarement de la faculté de l’entendement qu’elle peut susciter ? Blanchot suggère que la raison essaie de « gagner du tempsIbid. », en relayant la tâche qu’elle ne saurait encore accomplir à l’entendement.

Le couple incestueux et ambigu formé par l’entendement et la raison, et celui tout aussi incestueux et ambigu formé par la scission de l’événement, par la destruction et la création de la totalité, se reflètent l’un dans l’autre. Blanchot met ainsi en évidence l’entreprise risquée qui consiste à saisir une chance – non pas à travers une intuition, une prise de conscience et un gain de savoir, mais en raison d’une tension qui atteint, en cet instant, le sommet de son intensité. En restant suspendue, en différant la formation et l’organisation pratique de la totalité communiste dans laquelle elle consiste, la raison intensifie cette tension. Cependant, déléguer une tâche par peur de l’échec et saisir sa chance dans le sillage d’un élan qui ne cesse de viser le placement d’un pari décisif, sont deux manières très différentes de gagner du temps.

Allez-y donc avec violence, comme si vous n’aviez rien à perdre, comme si tout déjà était perdu. L’intimidation sera la règle et non l’exception. Gagnez du temps, retardez la destruction et poursuivez la création, bien que vous puissiez faire le contraire. Ou alors ne le faites pas. Il n’y a aucune échelle sur laquelle vous pourriez compter. Dans la totalité du communisme, les êtres humains, quelle que soit leur définition, peuvent finir par décider collectivement et par solidarité mutuelle que le temps de l’auto-anéantissement est désormais là.

Contributeur·ices

Cet article fait partie du Dossier « Échelles d’(in)finitude / Scaled (In)finitude », édité par Pierre Schwarzer & Marcus Quent

Comment citer ce texte

Alexander Garcia Düttmann , « Gagner du temps face à l’imminence de la catastrophe », Les Temps qui restent, Numéro 5, Printemps (avril-juin) 2025. Disponible sur https://www.lestempsquirestent.org/fr/numeros/numero-5/gaining-time-as-catastrophe-looms